Mme Sylvie Catala, l'inspectrice du travail en charge de l'enquête sur les suicides à France Télécom, a remis le 11 février au parquet de Paris un rapport nourri pour « mise en danger d'autrui du fait de la mise en œuvre d'organisations du travail de nature à porter des atteintes graves à la santé des travailleurs » et pour « méthodes de gestion caractérisant le harcèlement moral », au sein de l'unité économique et sociale (UES) France Télécom-Orange. Santé & Travail a pris connaissance de ce rapport de 82 pages, daté du 4 février.
Risque immédiat de mort ou de blessure
L'inspectrice du travail a suivi la voie de l'article 40 du Code de procédure pénale, lequel prévoit qu'un fonctionnaire qui a connaissance d'un crime ou d'un délit est tenu d'en informer le parquet. Sylvie Catala dénonce en l'occurrence deux infractions au Code pénal.
La première concerne « le fait d'exposer autrui à un risque immédiat de mort ou de blessure de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente », et ce, « par la violation manifestement délibérée d'une obligation particulière de sécurité ou de prudence imposée par la loi ou le règlement ». L'infraction est punie d'un an d'emprisonnement et de 150 000 euros d'amende.
Pour l'inspectrice, l'organisation du travail et les méthodes de management comportent des risques psychosociaux, qui entrent dans la catégorie des risques immédiats de blessure ou de mort puisqu'ils peuvent conduire à des suicides, des dépressions, des mutilations, etc. Les salariés de France Télécom se sont retrouvés dans cette situation, d'après Sylvie Catala, qui s'appuie notamment sur l'enquête Technologia, les rapports d'expertises réalisées à la demande de CHSCT locaux et l'étude d'une quinzaine de cas de suicide ou tentative de suicide. Elle constate en effet que « les réorganisations restructurations et les méthodes de management mises en œuvre au sein de l'UES France Télécom sont de nature à provoquer des troubles de la santé mentale. 39% des travailleurs ayant répondu au questionnaire Technologia considèrent que ces cinq dernières années leur santé s'est dégradée du fait de leur activité ». Et l'inspectrice de citer les rapports d'expertise qui soulignent « un délitement des équipes de travail du fait des mobilités, une perte de l'identité professionnelle et l'existence d'une violence qui s'intériorise, qui peut aboutir à un passage à l'acte ».
Pour l'inspectrice du travail, l'exposition au risque était donc avérée. Et si tous les salariés de France Télécom ne se sont pas suicidés, c'est que « comme dans le cas d'exposition à des substances comme les cancérogènes, ce risque n'a pas les mêmes effets sur toute une population exposée ». Certains, « déjà fragilisés, seront plus sensibles que d'autres et plus susceptibles de passer à l'acte suicidaire ».
Violation délibérée d'une obligation de sécurité ou de prudence imposée par la loi
L'employeur a, de son côté, l'obligation de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs. C'est dans le Code du travail. Il doit notamment adapter le travail à l'homme et planifier la prévention en y intégrant l'organisation du travail. Or, s'appuyant sur le rapport Technologia et l'analyse des situations exposées, l'inspectrice du travail conclut que la direction de France Télécom « n'a pas pris les mesures pour protéger la santé mentale des travailleurs. Au travers des cellules d'écoute et d'accompagnement, elle a seulement pris en charge les travailleurs déjà affectés par l'organisation du travail ». En outre, « les effets sur la santé des réorganisations et méthodes de gestion mises en œuvre, s'ils ont fait l'objet d'une identification, n'ont fait l'objet soit d'aucune évaluation, soit dans quelques rares cas d'une sous-évaluation compte tenu de la gravité de la situation (suicide ou tentative de suicide) ». Enfin, « la prévention des risques d'atteinte à la santé et la sécurité (...) n'a pas été planifiée en prenant en compte l'organisation du travail ».
Pis : Sylvie Catala constate que la direction de France Télécom « a été alertée tout au long des années 2006-2009 (...) sur les risques graves d'atteinte à la santé mentale que présentait la politique de restructuration permanente mise en œuvre ». Et l'inspectrice de détailler les alertes du CNHSCT, des CHSCT, de la médecine du travail, de l'Observatoire du stress, des organisations syndicales, de l'Inspection du travail, des caisses régionales d'assurance maladie (Cram) et de la justice. Elle rappelle également que « les services d'inspection et les CHSCT ont demandé, tout au long de ces années, que les risques psychosociaux soient évalués et que des mesures efficaces visant à les prévenir soient prises ». En vain. D'où la qualification de violation « délibérée » d'une obligation de sécurité imposée par la loi.
Harcèlement moral
L'inspectrice du travail s'appuie pour cette deuxième infraction sur la jurisprudence de la Cour de cassation, qui établit, dans un arrêt en date du 10 novembre 2009, que des méthodes de gestion peuvent caractériser le harcèlement moral, si elles « se manifestent pour un salarié par des agissements répétés ayant pour objet ou pour effet d'entraîner une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel ».
Sylvie Catala établit donc, rapports à l'appui, que France Télécom a mis en œuvre des méthodes de gestion du personnel qui ont eu pour effet de « fragiliser psychologiquement les salariés et de porter atteinte à leur santé physique et mentale ». Elle estime en outre que l'employeur n'a pas pris les mesures nécessaires pour prévenir ces agissements. Au contraire, analyse l'inspectrice, la politique de France Télécom et les méthodes de gestion du plan Next (Nouvelle expérience des Télécoms), à l'origine des restructurations de 2006 à 2009, « se sont caractérisées par leur brutalité et par la pression mise sur les travailleurs par les managers ».
Pour Sylvie Catala, la responsabilité de cette politique incombe à trois personnes physiques : Didier Lombard, PDG de France Télécom SA, Pierre-Louis Wenes, PDG d'Orange France SA, tous deux « responsables de la mise en œuvre du plan Next », et Olivier Barberot, qui a mis en place le volet ressources humaines du plan Next, les politiques de management et le « crash programme » (à l'origine des mobilités forcées, entre autres). « Ces infractions ont été commises par leurs représentants pour le compte des personnes morales France Télécom SA et Orange France SA. La responsabilité des personnes morales (...) pourra donc aussi être retenue », conclut l'inspectrice du travail.