Nous sommes au XXIe siècle. Les grands immeubles sont pourvus d'ascenseurs, les enseignes d'électroménager vantent le silence de leurs appareils, les valises ont des roulettes. Toute une civilisation admet la nécessité de minorer les contraintes et nuisances physiques autant que possible. On s'attendrait à ce que le monde du travail suive le mouvement. Or il n'en va pas ainsi.
Certes, les accidents graves ou mortels sont en recul et la réglementation - quand elle est respectée - atténue les expositions extrêmes en matière de température, de bruit ou de port de charges. Cependant, le bilan d'ensemble n'a rien de satisfaisant ; en témoignent l'expansion des troubles musculo-squelettiques, les difficultés de reconversion des personnes souffrant de douleurs articulaires et l'usure générale des travailleurs vieillissants dans de nombreux secteurs. Les débats récents autour des dispositifs "pénibilité" ont rappelé l'ampleur des populations subissant une forte charge physique, ampleur dont les statistiques continuent de rendre compte (lire l'article page 28).
Faut-il s'en étonner ? Oui, si l'on croit que les contraintes physiques sont le lot des seules populations d'ouvriers, et que celles-ci décroissent rapidement dans nos pays. Oui encore, si l'on suppose que les progrès de la mécanisation et de l'automatisation soulagent d'autant les sollicitations corporelles. Oui enfin, si l'on considère que les nouvelles formes d'organisation du travail permettent à chacun d'adopter, par lui-même et avec les collègues, des façons de faire qui préservent mieux son organisme. Le problème est que ces trois suppositions se trouvent démenties par des données chiffrées, des recherches sur le terrain, ou l'expérience concrète des acteurs et des praticiens.
Les "Non-ouvriers" aussi sont exposés
Ainsi, s'il est exact que la proportion d'ouvriers dans la population active française est en diminution à long terme - entre 2006 et 2016, par exemple, elle est descendue de 23 % à 20 % -, leur effectif reste tout de même important : 5,4 millions. Et surtout, les "non-ouvriers" peuvent être caissiers et employés de libre-service, pompistes, salariés de l'hôtellerie et de la restauration, coiffeuses, assistantes maternelles, infirmières et aides-soignantes... Autant de professions dans lesquelles les expositions physiques sont très fréquentes.
En ce qui concerne les équipements plus ou moins automatiques, leur implantation peut réduire les contraintes physiques, mais ce n'est pas systématique. Tout dépend des critères d'espace et de temps retenus pour leur installation comme pour leur utilisation. Ainsi, selon la qualité de leur conception, la variété des gestes de travail à réaliser à partir de ces équipements ou sur ces derniers n'aura pas toujours été bien anticipée. Ils peuvent parfois soulager des travailleurs "en production", mais en solliciter davantage d'autres, par exemple les personnels chargés de leur maintenance.
Quant aux progrès que seraient censées apporter les évolutions dans l'organisation du travail, il vaut la peine de s'y arrêter. Bien des études en ergonomie, en psychologie ou en clinique médicale du travail montrent que la charge physique ne peut s'appréhender seulement du point de vue de la sollicitation excessive du système musculaire et ostéo-articulaire. Travailler, c'est faire avec les collègues, en s'inscrivant dans une histoire technique et sociale où les façons de faire sont transmises, mais aussi régulées collectivement pour en amortir les contraintes.
Selon notre âge, notre histoire personnelle et le moment de la journée, notre engagement physique varie et diffère de celui des collègues. Pour pouvoir bénéficier d'un coup de main ponctuel dans une tâche, décider de travailler à plusieurs afin d'alléger la charge physique au-delà de ce qui est prescrit par l'organisation du travail, il faut que les conditions permettant à un collectif de travail de fonctionner soient réunies. Oeuvrer en confiance, de manière solidaire autour d'une conception commune de ce qui fait la qualité du travail, cela suppose des marges de manoeuvre, dont les salariés doivent disposer au quotidien afin de pouvoir coopérer. Toute l'histoire du BTP nous enseigne que la construction de règles professionnelles autour de la belle ouvrage, mais aussi de la préservation de soi, permet aux travailleurs d'affronter de façon solidaire des tâches apparemment infaisables en solitaire.
Toujours plus isolés et surchargés
Or certaines évolutions qui ont marqué les organisations du travail ces dernières décennies ont eu pour effet d'effondrer les possibilités de régulation collective de la charge physique. Ainsi, l'intensification et la densification du travail tendent à isoler les salariés, en réduisant notamment les temps de respiration qui servent de terreau aux coopérations professionnelles ordinaires. L'individualisation des performances et l'évaluation individuelle, ainsi que la mise en compétition qui en découle, font aussi obstacle au déploiement d'un soutien mutuel entre collègues, face aux exigences physiques ou cognitives de l'activité. Pour chacun, les possibilités d'entraide pour alléger la charge se sont donc réduites.
Du fait de ces freins à la coopération collective, nombre d'activités deviennent impossibles à gérer, ou ne peuvent être assumées que sur un temps de plus en plus court, la santé physique étant inexorablement amputée à terme par des rachialgies, sciatiques, tassements vertébraux, troubles musculo-squelettiques ou ruptures musculaires, voire par des pathologies cardiovasculaires comme l'hypertension artérielle ou l'infarctus du myocarde. L'amputation de soi qui découle de ces atteintes provoque alors une kyrielle de psychopathologies du travail, dont le moteur délétère le plus grave pour le travailleur est de penser qu'il en est personnellement responsable.
Privé de marges de manoeuvre face à la contrainte physique, le travailleur est aussi fréquemment amené à tricher avec son ressenti de franchissement des limites de son corps, par exemple en consommant des antidouleurs ou des anti-inflammatoires. Cela a pour effet d'occulter les mises en garde du corps et de pousser l'organisme au-delà de la zone de rupture. Or, à l'arrivée, la seule prise en charge des dégâts de la sursollicitation physique est souvent le constat médical d'une inaptitude. Si cette dernière répond à une nécessité en matière de santé, elle revient néanmoins à instrumentaliser la médecine de prévention primaire, en lui faisant jouer un rôle de sélection de la main-d'oeuvre, surtout si elle ne peut déployer en parallèle des alertes médicales collectives. La sous-traitance, autre mode de régulation possible des contraintes physiques, n'est pas plus prometteuse : le turn-over par l'épuisement ou la rupture physique y constitue un nouveau mode de gestion des "ressources humaines
Le chantier des actions de prévention vis-à-vis de la charge physique de travail n'est donc pas achevé. Et il exige d'interroger les modèles qui prédominent aujourd'hui en matière d'organisation de la production et du travail.