Elles arrivent lorsque bureaux, usines ou hypermarchés se sont vidés, ou ne sont pas encore occupés. Leur profession : agents de propreté. Pour avoir quatre ou cinq heures de travail par jour, il leur faut faire beaucoup de "coupés", pour adopter le jargon de la profession. Ce sont en majorité des femmes précarisées, vivant seules, sans diplôme qualifiant. Leur besoin de travailler à tout prix les rend vulnérables. Une fragilité que les employeurs du nettoyage semblent cibler, tant elles sont nombreuses à être dans ce cas.
Repères
Le secteur du nettoyage emploie 430 000 personnes en France, dont les trois quarts à temps partiel ; 67 % sont des femmes. Par ailleurs, les entreprises de nettoyage ont un taux important de salariés d'origine étrangère : globalement environ 30 %, dont 23 % hors Union européenne. Cette proportion double dans les grandes agglomérations, surtout à Paris. Pour les femmes d'origine étrangère, le problème de la langue s'ajoute aux difficultés générales rencontrées au quotidien.
De fait, gagner 700 à 800 euros mensuels dans ce secteur exige de cumuler plusieurs missions, complétées parfois par des heures de travail chez des particuliers. Il faut être disponible tout le temps. "Refuser une mission sur le pouce, c'est s'exposer à ne plus être sollicitée quand du travail se présente", précise Frédérique Barnier, enseignante-chercheuse en sociologie à l'université d'Orléans (IUT de Bourges). Une disponibilité permanente qui a un lourd impact sur la vie privée. "Il n'y a plus d'autre choix que de renoncer à des moments importants en famille : partager les repas, aller chercher les enfants à l'école, suivre leurs devoirs", décrit Sophie Prunier-Poulmaire, maître de conférences en ergonomie à l'université Paris-Ouest Nanterre, qui parle de "vie personnelle empêchée". Une situation tout aussi dévastatrice sur le plan psychologique que le "travail empêché", souvent invoqué dans les risques psychosociaux.
Métro, boulot, dodo
Les journées de travail présentent des amplitudes horaires souvent démesurées. "Parmi les salariées que je reçois, il y a cette femme. Elle se lève à 5 heures du matin et part à 5 h 30. Elle rentre à 23 heures", confirme Jean-Michel Sterdyniak, médecin du travail et secrétaire général du Syndicat national des professionnels de la santé au travail (SNPST). Dans ces cas-là, on rentre pour se coucher. Plus de vie de famille, même si en journée on arrive à caler un ou deux passages éclairs chez soi. "Plus de relations non plus avec le compagnon ou conjoint", note Frédérique Barnier. Avec des répercussions au plus intime : "Au niveau des relations sexuelles, c'est compliqué", ajoute-t-elle.
L'atypique est devenu banal
"On appelle "atypiques" des horaires qui ne le sont plus", constate Sophie Prunier-Poulmaire, maître de conférences en ergonomie à l'université Paris-Ouest Nanterre. Aujourd'hui, seuls 37 % des salariés français travaillent en horaires diurnes, réguliers. L'atypique est devenu banal. Les horaires décalés se pratiquent dans de nombreuses branches professionnelles, toutes féminisées - grande distribution, hôpitaux et structures paramédicales, centres d'appels - ou s'ouvrant depuis peu aux femmes : douanes, police, conducteurs de bus ou chauffeurs routiers. "J'ai rencontré une opératrice de centre d'appels obligée de passer dix-huit coups de fil pour gérer dans l'urgence la garde de son enfant !", raconte l'enseignante en ergonomie, précisant que le cumul de la flexibilité des horaires avec leur imprévisibilité est terrible pour les mères de famille. C'est le même phénomène dans la grande distribution, où les horaires varient d'un jour à l'autre, où aucune semaine ne ressemble à la précédente. Avec des coupures souvent longues dans la journée, comme pour les conductrices de bus, au cours desquelles les salariées ne peuvent pas rentrer chez elles, coincées au travail du fait de l'éloignement de leur domicile.
Le plus complexe reste la garde des enfants en bas âge ou des plus jeunes, après l'école, le mercredi mais aussi le week-end. Surtout lorsqu'on vit seule. Il faut être deux pour pouvoir assumer des modes de garde payants - crèche ou nourrice -, comme le révélait une enquête de l'Insee publiée en 2007
. Pour les femmes seules, c'est donc le système D, avec un recours privilégié à la famille, en général gratuit et plus souple. Mais tout le monde n'a pas la chance d'avoir ses proches à portée de main. En cas d'isolement familial, toutes les ressources sont mobilisées : l'aîné(e) va s'occuper du petit, ou bien la voisine, voire la maman d'un copain. "A l'extrême, on voit les jeunes enfants avec leur clé autour du cou, qui attendent seuls à la maison", relève Sophie Prunier-Poulmaire.
Les trajets domicile-travail, à la charge de la salariée, sont aussi source de problèmes. En particulier en province. A 3 ou 4 heures du matin, il n'y a pas encore de bus. A 22 ou 23 heures, il n'y en a plus. "Une famille dispose bien souvent d'un seul véhicule, remarque Sophie Prunier-Poulmaire. On s'organise, mais cette organisation même rallonge la journée de travail, car c'est en général l'homme qui garde la voiture, dépose sa femme et revient la chercher à la fin de son propre travail." Seule, une salariée est obligée d'avoir un véhicule. "Les accidents de la route liés aux trajets sont nombreux dans cette profession, constate Jean-Michel Sterdyniak. C'est là qu'il y a le plus d'accidents, après les professionnels de la route."
Bien entendu, avec la crise économique et le développement de la concurrence, ces problématiques sont peu prises en compte. On assiste au contraire à un renforcement des contraintes. Sylviane Donchéry, elle-même agent de propreté et secrétaire de l'union locale CGT de Meurthe-et-Moselle, explique : "Les chantiers sont renégociés tous les trois à quatre ans par les donneurs d'ordres. Pour rester dans la course ou obtenir un nouveau marché, une entreprise va proposer de faire le travail habituel en un quart d'heure de moins. Du coup, la fille qui réalise la prestation va devoir mettre moins de temps. C'est usant, psychologiquement et physiquement. Aujourd'hui, on en est à effectuer du 350 à 400 m2 de l'heure. C'est énorme." Si le temps imparti est dépassé, la salariée en est de sa poche. Elle devra finir le chantier, et donc travailler plus longtemps, sans forcément être payée en heures complémentaires. Ces contraintes, cumulées aux effets sur la vie privée, finissent par atteindre la santé.
Usure accélérée
"Le travail se substitue au temps familial et a de nombreuses répercussions sur la santé", résume Sophie Prunier-Poulmaire. Cumul d'emplois et d'employeurs va signifier cumul d'exigences différentes. "Avec des effets sur le sommeil, mais aussi sur l'alimentation, signale l'enseignante en ergonomie. Les horaires de repas normaux ne peuvent être respectés. C'est le grignotage à toute heure, quand on peut." Une dysrythmie alimentaire qui entraîne des troubles digestifs, parfois des ulcères. Le manque de sommeil, lui, n'est jamais comblé. "Un déficit de trois heures de sommeil en début de matinée va s'accumuler et devenir très pénalisant, développe Sophie Prunier-Poulmaire. Surtout qu'hommes et femmes ne sont pas égaux en termes de charges domestiques à la maison. Un homme qui travaille de nuit et rentre à 6 heures du matin va aller directement se coucher. A cette heure-là, une femme va rester debout, s'atteler aux tâches pour la journée à venir avant de réveiller les enfants et les préparer."
"Quand elles viennent nous voir, les femmes parlent volontiers de leurs regrets. Regrets de tous ces moments qu'elles ne peuvent partager, de la débrouille permanente. De leur souffrance. Il faut les écouter et légitimer leur parole", témoigne Elisabeth Delpuech, médecin du travail à Bourg-en-Bresse (Ain). "Le travail en horaires décalés constitue en soi un risque psychosocial", réaffirme Jean-Michel Sterdyniak. Pourtant, dans le secteur du nettoyage, on ne parle pas de risque psychique. "S'il n'est pas abordé de manière spécifique, il est appréhendé comme facteur contribuant à l'émergence de troubles musculo-squelettiques (TMS)", reconnaît Francis Lévy, secrétaire général du Fare, structure créée par la Fédération des entreprises de propreté (FEP) pour accompagner le développement économique et social du secteur.
Les TMS représentent 98 % des maladies professionnelles (1 358 cas déclarés en 2012), allant fréquemment jusqu'à l'inaptitude. En cause : les gestes répétitifs, les cadences et des appareils lourds ou peu facilement maniables. En arrivant à la cinquantaine, les femmes sont cassées. Les syndicats sont attentifs au matériel utilisé et à leur vétusté éventuelle. Les employeurs sont conscients du problème. "Depuis quatre ans, nous avons mis sur pied un dispositif de formation-action sur la prévention des TMS", indique Francis Lévy. Quelque 280 animateurs prévention ont déjà été formés. Mais les interactions entre horaires, vie privée et santé restent un peu dans l'angle mort.
Travailler en journée
"Il est évident que les horaires décalés ont des répercussions sur la santé et la vie de famille, mais nous avons du mal à quantifier ces répercussions négatives, souligne Tony Hautbois, secrétaire général de la Fédération CGT des ports et docks, qui syndicalise les agents d'entretien. Pour améliorer les choses, nous portons fermement la revendication du travail en journée, partout où c'est possible." Cette revendication retient l'attention de certains employeurs. Dans l'Ouest du pays, des patrons de TPE-PME du nettoyage la partagent, à l'image de Michel Plassart, qui a dirigé jusqu'à tout récemment la société ADC Propreté : "ADC compte 240 salariés, dont 105 en insertion. Ils ont du mal à trouver un emploi en sortant de chez nous. Nous avons compris que c'était à cause des temps partiels fragmentés qui leur étaient proposés. Nous ne travaillons pas comme ça, à ADC." D'où l'idée de réunir sur le pays nantais entreprises de nettoyage et donneuses d'ordres, publiques comme privées, autour d'une charte qui promeut le travail en journée. Depuis sa signature en juin 2009, tous les marchés publics comportent une clause contraignante sur le sujet.
Ce changement d'horaires impacte aujourd'hui la vie de quelque 1 100 salariés. C'est encore peu, mais une dynamique s'est créée dans tout l'Ouest, à Rennes, Caen, Poitiers. Des initiatives émergent ailleurs, à Marseille, à Paris. La CGT a ratifié assez rapidement la charte nantaise. La CFDT l'a fait l'an dernier. "J'ai encore quelques réticences, admet Patrice Glotain, délégué central CFDT de l'entreprise TSN pour la région Ouest. Dans les grosses structures, je vois mal les choses se mettre en place. Il faudrait des obligations légales fortes pour tout le secteur public, déjà, afin que les évolutions soient significatives." Des réticences, il y en a aussi au sein de la FEP, déplore Michel Plassart. Pourtant, les bénéfices sont réels. Pour tous. "Nous constatons une forte baisse de l'absentéisme lorsqu'on passe au travail en journée", observe Patrice Vuidel, du cabinet Atemis, consultant pour la FEP. Pour Jean-Michel Sterdyniak, ces réticences sont d'ordre sociétal : "Nous avons des réticences parce qu'au fond la société est dans l'acceptation sociale de ce mode de fonctionnement. Ces contraintes pour les autres nous arrangent et nous préférons ne pas les voir."