Si on veut définir de façon brutale et sans fioritures les politiques de santé au travail, on peut affirmer que ce sont des politiques qui, pour permettre la poursuite d'une activité économique, entérinent en même temps qu'elles la réglementent l'exposition de travailleurs à des toxiques ou, plus largement, à des processus industriels mettant leur santé en danger.
Une reconnaissance insuffisante
Cette logique pour le moins contradictoire, inhérente à la gestion des risques professionnels, est présente depuis la mise en place de ces politiques, à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle. Elle est particulièrement visible dans le compromis opéré par la loi de 1898, qui a mis en place le système de réparation des risques professionnels. Cette loi, portant sur les accidents du travail et élargie en 1919 aux maladies professionnelles, organise leur réparation sur la base d'un compromis négocié entre employeurs et travailleurs. Les premiers ne verront plus leur responsabilité mise en cause dans des procès ; les seconds gagnent l'automaticité de la réparation en contrepartie de son caractère forfaitaire.
Le système de réparation repose encore aujourd'hui sur la même logique. Alors que les autres risques sociaux ont connu une amélioration notable de leur indemnisation depuis les années 1980, et malgré de nombreux débats au tournant des années 1990-2000 sur la mise en place d'une réparation intégrale du risque professionnel, les modalités d'indemnisation de ce dernier n'ont que très peu évolué. Si de nouveaux tableaux de maladies professionnelles ont été créés, si certains ont été modifiés pour tenir compte de nouvelles connaissances, ces évolutions se sont parfois soldées par des critères de réparation plus restrictifs, comme récemment pour le tableau sur les affections périarticulaires. Enfin, les constats sur les dysfonctionnements de ce système de réparation sont récurrents, qu'il s'agisse du très faible nombre de cancers professionnels reconnus ou des disparités régionales observées en matière de reconnaissance.
Cette logique historique de compromis social est également toujours visible dans le rôle accordé aux instances organisant le dialogue social sur les risques professionnels, aux côtés du ministère du Travail. Le Conseil d'orientation sur les conditions de travail (Coct), qui a pris la suite du Conseil supérieur de la prévention des risques professionnels (CSPRP) au niveau national, ou les actuels comités régionaux de prévention des risques professionnels (CRPRP) regroupent en effet des représentants des employeurs et des organisations syndicales, ainsi que des personnalités qualifiées. Sans nier l'importance du dialogue social, la recherche d'un consensus sur des questions parmi les plus antagonistes de la vie des entreprises est problématique, en particulier dans un contexte où les rapports de force sont très défavorables aux salariés. Dès lors, bien que le statut de ces instances soit au plan juridique purement consultatif, le blocage des représentants des employeurs par rapport à certaines réformes a souvent servi d'alibi à l'Etat pour justifier sa non-intervention, au motif d'une " absence de consensus entre partenaires sociaux "
Bref, le poids de l'histoire est bien visible dans les contours actuels des politiques de santé au travail. Pour autant, les choses ne sont pas restées en l'état et plusieurs évolutions peuvent être notées, même s'il est nécessaire d'en étudier précisément les effets. La crise de l'amiante peut être analysée comme un moment fort de l'accélération de ces transformations, en dépit du fait qu'elle n'a pas été à l'origine d'un revirement complet de ces politiques. Elle a toutefois initié deux processus, qui ont évolué de concert : la " sanitarisation " des questions de santé au travail et la transformation de l'expertise dans ce domaine.
Un problème de santé publique
A partir de l'affaire de l'amiante, les questions de santé au travail sont progressivement devenues des questions de santé publique. Evolution importante, car tant que ces questions étaient appréhendées comme relevant seulement de la négociation sociale, il n'apparaissait pas nécessaire d'étudier de façon approfondie les conséquences sanitaires du travail ni d'organiser une expertise scientifique sur ce problème. En revanche, une fois ces questions définies comme d'ordre sanitaire et public, ces deux aspects sont devenus centraux et ont motivé le développement d'outils de mesure spécifiques, avec la création d'agences sanitaires dédiées. Ces évolutions sont indéniables. Cependant, les réponses politiques apportées au problème de l'amiante ont tendu à le constituer en exception, rendant plus difficile une révision de la gestion des autres risques professionnels.
Aujourd'hui, les transformations que connaissent les politiques de santé au travail sont liées à deux processus. Le premier est le désenclavement de la santé au travail. En partie engagé suite à l'affaire de l'amiante, il est aujourd'hui facilité par la montée des préoccupations concernant les risques environnementaux et leur prise en charge dans les politiques de santé publique. La mise en oeuvre, ces dernières années, de plans d'action a notamment conduit les agences sanitaires et les administrations de la Santé ou de l'Environnement à penser ensemble les questions d'environnement, de santé publique et de santé au travail. Ce désenclavement n'en est qu'à ses débuts. Les logiques de fonctionnement et d'action des ministères de la Santé, de l'Environnement et du Travail sont encore bien différenciées. Il n'empêche, ces différents acteurs et problèmes ne sont plus aussi étrangers les uns aux autres qu'ils ne l'étaient il y a encore quelques années. Pour ne prendre qu'un exemple, si les valeurs limites d'exposition professionnelle à certains toxiques restent beaucoup plus élevées (parfois d'un facteur 10 ou 100) que celles en vigueur pour la population générale, il se trouve un nombre croissant d'endroits où cette disparité pose problème et gêne experts et décideurs. On peut ainsi faire l'hypothèse que ces frottements de plus en plus réguliers entre risques professionnels et environnementaux conduiront à terme à homogénéiser les normes et les orientations de ces politiques.
Le deuxième processus de transformation des politiques de santé au travail tient à la mise en débat publique des questions qu'elles traitent. Quelques risques professionnels bénéficient d'une certaine attention publique, comme, dans le prolongement de l'amiante, les risques psychosociaux et leurs manifestations les plus dramatiques, les suicides. Pour autant, la publicisation de ces problèmes est loin d'avoir permis une réelle mise en débat des politiques de santé au travail du point de vue de leurs spécificités et de leurs contradictions. Il serait pourtant essentiel qu'une société démocratique soit capable d'engager un tel débat, y compris au risque qu'il ne débouche pas sur des réponses simples.
Sortir du débat d'experts
L'exemple du nucléaire nous montre la difficulté de l'exercice. Alors que le drame de Fukushima, au Japon, a remis à l'ordre du jour la question des orientations politiques qu'il convient de prendre dans le domaine du nucléaire, il est vraiment dommage que, en dehors du risque accidentel, les conséquences sanitaires de l'usage de cette technologie, notamment les expositions professionnelles aux radiations ionisantes, n'aient pas été davantage débattues, y compris dans le cas des personnes les plus exposées, comme les intermittents et tous les intervenants de la sous-traitance du nucléaire. Pourtant, cela ne relève pas d'un débat technique devant se résoudre entre experts, mais constitue au contraire une question éminemment politique menant à des choix de société fondamentaux.
Débattre des questions de santé au travail suppose de commencer à assumer le caractère contradictoire des politiques menées dans ce domaine, à savoir qu'elles conduisent à produire des niveaux de danger dans certaines populations exposées beaucoup plus élevés que dans la population générale. Pour quels secteurs économiques ou industriels est-on prêt à opérer ces arbitrages ? Pour quel bénéfice social accepte-t-on de générer des risques sanitaires et lesquels ? Que faire du constat que les groupes sociaux qui pâtissent de ces arbitrages sont rarement ceux qui en bénéficient ? Autant de questions dont on voit bien qu'elles conduisent à réinterroger l'ensemble du fonctionnement économique de notre société. Autant de questions dont il pourrait être l'occasion de se saisir lors des débats autour de l'élection présidentielle.
Des salariés mieux formés pour échapper à la pénibilité
Michel
Niezborala
médecin du travail
L'objectif de réduire la pénibilité physique du travail peut sembler n'avoir qu'un lointain rapport avec les politiques de formation tout au long de la vie professionnelle. Pour atteindre cet objectif, la priorité est d'essayer d'agir sur le travail lui-même : le bon sens et la réglementation l'exigent. Mais l'expérience montre qu'il n'est ni facile ni toujours possible d'améliorer toutes les situations de travail. Dans cette hypothèse, il est légitime d'essayer de limiter la durée d'exposition des salariés à ces contraintes. Il s'agira alors soit de favoriser l'alternance des tâches et la polyvalence, soit de permettre aux salariés d'évoluer à terme vers des emplois présentant moins de difficultés sur le plan physique. Dans un cas comme dans l'autre, une formation sera en général nécessaire. Or, en pratique, on constate que moins les salariés sont qualifiés, moins souvent ils bénéficient de la formation professionnelle continue.
Fins de parcours difficiles
L'enquête Visat (pour " Vieillissement, santé, travail ") a suivi des salariés du Sud-Ouest de la France entre 1996 et 2006. Elle a permis d'observer le parcours professionnel de 806 salariés qui, après avoir déclaré en 1996 " faire des efforts physiques importants, rester longtemps debout ou maintenir des postures inconfortables ", ont été revus en 2001 et étaient toujours actifs. Il a ainsi été possible d'étudier les facteurs qui peuvent prédire le maintien de cette exposition. Le profil type du salarié n'arrivant pas à s'extraire de conditions de travail pénibles sur le plan physique est celui d'un salarié peu formé, peu qualifié, fortement exposé, éprouvant des difficultés dans le travail et dont l'état de santé est déjà dégradé. Quand on les interroge, ces salariés doutent de leur capacité à " tenir " dans leur poste actuel jusqu'à l'âge de la retraite, mais ils envisagent rarement de se former pour en changer. Le manque d'information sur les possibilités d'accès à la formation joue probablement un rôle dans cette attitude, mais c'est surtout le manque de confiance dans leur capacité à apprendre qui les freine. D'un autre côté, les entreprises ne voient pas toujours l'intérêt de former ces salariés qui ne demandent pas à l'être. On voit donc que, pour préserver leur santé, il existe de véritables enjeux relatifs à la formation. Ces derniers concernent la sensibilisation des entreprises, l'information et l'accompagnement des salariés les plus à risque et l'élaboration de programmes dont les modalités pédagogiques soient adaptées à leur profil.