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La politique peut-elle changer le travail ?

par François Desriaux / janvier 2012

En 2007, le vainqueur de l'élection présidentielle a su rallier les suffrages des classes populaires en promettant de revaloriser le travail. Mais ces promesses concernaient davantage le pouvoir d'achat que les conditions de travail. Ce n'est guère étonnant. L'action publique a souvent réduit la question du travail à sa durée, à l'emploi et au salaire, renvoyant les conditions de travail à la négociation sociale. Aujourd'hui, ce schéma ne tient plus. Après l'affaire de l'amiante, l'émergence de la souffrance psychique interpelle désormais les politiques sur le contenu même du travail et les contraintes dans lesquelles il s'effectue. La société peut-elle laisser s'installer des emplois où les salariés ne se reconnaissent plus dans leur travail ? Le rapport des forces sociales étant ce qu'il est, il semble bien que la seule réponse politique soit de redéfinir une nouvelle gouvernance des entreprises, là où se jouent les marges de manoeuvre pour changer le travail. Davantage de démocratie et de droit d'expression dans l'entreprise, cela mérite en tout cas un débat public.

Pour une démocratie du travail dans l'entreprise

par Philippe Davezies enseignant-chercheur en médecine et santé au travail / janvier 2012

Privés d'espaces de discussion sur le travail qui leur soient propres, les salariés gèrent seuls des contraintes qui nécessiteraient l'élaboration collective de compromis. La reconquête de tels espaces est un enjeu de santé, mais aussi un enjeu démocratique.

L'ergonomie nous l'a appris, il n'y a pas de travail d'exécution. Travailler impose toujours de prendre en charge des particularités de l'activité que la hiérarchie n'est pas en état de percevoir. Il ne s'agit pas seulement d'adapter les modes opératoires prescrits à la variabilité des objets et des situations. Avec l'expérience, le travailleur découvre également que son activité présente une quantité d'enjeux qui ne sont pas pris en compte dans les consignes et qui concernent la qualité du produit, le respect du destinataire, la préservation des installations ou de l'environnement... Le travail conduit ainsi le salarié à s'engager sur des enjeux qui dépassent son seul intérêt personnel, en mobilisant sa sensibilité et ses valeurs.

Or ce processus est attaqué aujourd'hui par des exigences de rentabilité qui poussent à l'accélération et à la standardisation de l'activité. Il est de moins en moins possible de maintenir l'ensemble des critères de qualité du travail révélés par l'expérience. Chacun doit arbitrer entre sa santé, la qualité de la production, le respect des collègues et des usagers... et les exigences de la hiérarchie. Chacun doit faire le tri entre ce qu'il peut endosser et ce qu'il sera contraint de bâcler. Le travailleur est ainsi confronté à un problème de nature politique : à la construction de quel monde mon travail doit-il contribuer ?

La perte de repères communs

Une telle situation nécessite réflexion et débat, car, effectivement, tout n'est pas possible. Sauf que, sous la pression de l'intensification, les espaces de discussion se sont sérieusement réduits. Chacun est amené à affronter seul les dilemmes et les contradictions de l'activité. C'est un facteur majeur de fragilisation du rapport au travail. Les repères communs tendent à se dissoudre et les conflits interpersonnels se développent, à un moment où les directions se focalisent sur des objectifs de plus en plus abstraits. Le débat social au sein de l'entreprise s'anémie.

Ce contexte a des effets sur la santé des salariés. Les travaux épidémiologiques sur le concept de justice organisationnelle montrent que les situations dans lesquelles les salariés se voient imposer des décisions sans pouvoir les discuter sont génératrices de pathologies du stress. Il y a aussi des répercussions sur la qualité de la production. Une partie des décisions prises au nom de contraintes économiques données comme indiscutables apparaissent, sur le terrain, plus ou moins contre-productives. Enfin, beaucoup de salariés ont le sentiment d'un décalage entre leurs efforts quotidiens pour que le travail garde une forme humaine et les points de vue généraux portés par les instances syndicales et politiques censées les représenter. Cette situation fait le lit du désarroi et du désengagement vis-à-vis de la politique.

De nombreuses voix plaident de ce fait en faveur d'une reconquête d'espaces de discussion. Plusieurs organisations syndicales affirment leur volonté de mieux prendre en compte les questions du travail telles que les salariés les affrontent quotidiennement. L'intervention des salariés dans les processus de prise de décision fait aussi l'objet d'un intérêt du côté de l'encadrement. Malheureusement, au-delà des discours et des intentions affichées, les mises en oeuvre concrètes connaissent de très sérieuses limites.

Du côté de la hiérarchie, la volonté de mieux prendre en compte les contraintes du travail se traduit par la mise en place de formes de participation des salariés qui assujettissent étroitement cette dernière aux préoccupations de la direction. Ainsi, dans les dispositifs inspirés du Toyota Production System, l'objectif affiché est la chasse aux " activités sans valeur ajoutée ". Orientée sur ce seul critère, la " rationalisation ", même si elle peut se traduire par la suppression de difficultés réelles, apparaît comme un vecteur d'intensification. D'autre part, il est manifeste que les hiérarchies intermédiaires ont beaucoup de mal à faire remonter leurs propres difficultés. Des contraintes très fortes pèsent donc sur la nature de ce qui peut être mis en circulation et discuté dans l'entreprise.

Désaccords

Mais des obstacles existent aussi du côté des travailleurs concernés. Le processus actuel d'individualisation du rapport au travail a une conséquence très concrète : les travailleurs ne sont pas d'accord entre eux. A l'hôpital, médecins, infirmières, aides-soignantes, cadres soignants et gestionnaires n'ont pas la même conception de la qualité du travail, c'est entendu. Mais aujourd'hui, les aides-soignantes ne sont pas d'accord entre elles, pas plus que les infirmières, etc. Les singularités individuelles tendent à occulter les questions du travail et orientent vers une psychologisation des problèmes.

Ensuite, une grande partie de l'activité n'est pas mise en mots. Le salarié s'exprime entièrement dans son travail. Il n'est pas en position de travailler et, en même temps, de s'observer et de s'analyser. Tout s'arrêterait si, à chaque instant, il devait faire le bilan de ce qui l'incite à agir de telle ou telle façon avant de passer à l'acte. Faute d'espace pour réfléchir au travail, la plupart du temps, les travailleurs utilisent donc, pour parler de leur activité, les éléments de discours préfabriqués qui circulent dans leur milieu professionnel. Ceux-ci ne traduisent que de façon très grossière les enjeux et les dilemmes des situations rencontrées.

Cette difficulté à " dire " le travail ne relève pas d'une déficience intellectuelle. Extraire d'une expérience des éléments susceptibles de constituer une ressource partagée pour l'avenir est une tâche compliquée, aussi bien pour le psychiatre ou le chercheur que pour l'ouvrier. Si l'expérience du travail constitue une ressource fondamentale pour le débat social, elle n'est pas disponible sur simple demande et doit être élaborée. Et cette élaboration ne peut pas être attendue du seul dialogue intérieur de l'individu isolé. Elle suppose la possibilité pour chacun de confronter son expérience à celle d'autrui, de repérer et d'élaborer, entre pairs, les points critiques qui doivent être versés au débat public. L'obstacle est de nature sociale : c'est l'isolement.

Cette élaboration ne peut se faire que dans des groupes de salariés relativement homogènes et de même niveau hiérarchique. En effet, l'exigence de débat avec les pairs existe à chaque niveau et concerne des problèmes et des conflits éthiques qualitativement différents. D'autre part, il n'est pas raisonnable de demander au supérieur hiérarchique d'animer et de soutenir, chez ses subordonnés, un renforcement de capacités d'analyse et d'expression avec lequel il devra ensuite composer. C'est encore plus vrai s'il a lui-même du mal à faire entendre ses propres questions. Le délégué du personnel ou le représentant au comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) paraissent mieux placés, à condition de disposer des ressources réglementaires et de la formation nécessaires. Le droit d'expression des salariés fournit un cadre juridique. Il importerait d'en étudier soigneusement les possibilités et les limites, afin d'aller vers un dispositif susceptible de fonctionner.

Mais le problème n'est pas que réglementaire. Prendre au sérieux les questions du travail implique d'admettre qu'il n'existe pas d'instance totalisante susceptible de mettre fin aux divergences et aux contradictions. Celles-ci renvoient à des conflits de logiques qui constituent la dynamique même de l'entreprise. L'entreprise ne fonctionne que parce que les salariés, à tous les niveaux, résistent aux injonctions abstraites de la direction. L'enjeu n'est donc pas l'effacement du conflit, mais la qualité du débat.

Normes sociales contre normes du marché

La situation appelle donc le développement de la démocratie au sein de l'entreprise. C'est aussi un enjeu pour la démocratie en général. En effet, au coeur de leur activité, les travailleurs affrontent, sous sa forme la plus concrète, le problème politique central de nos sociétés : la tension entre normes sociales et normes du marché. Si la pression des marchés réduit le pouvoir des politiques et attaque les institutions, elle ampute de même les travailleurs d'une part de leur activité, dévalorise leur expérience et déstructure les collectifs. Reprendre la question au plus près du travail permettrait de ce fait un enrichissement du débat politique. Car c'est bien dans la masse d'efforts réalisés par des millions de gens pour que le travail et, à travers lui, le monde gardent forme humaine que se situe la source des capacités de résistance de la société aux dérives du système. C'est aussi là que se manifestent, en germe, les potentialités d'alternatives.

Vers un retour des groupes d'expression ?
Danièle Linhart sociologue et chercheuse au CNRS GTM-Cresppa

Instaurés dans le cadre des lois Auroux, le 4 août 1982, le droit d'expression directe et collective des salariés sur leurs conditions de travail et les groupes créés en entreprise pour le faire vivre ont été progressivement abandonnés.

Tout d'abord, en raison de leur incapacité à peser sur le cours des choses. Mis en place sans préparation, en l'absence de mobilisation et avec des syndicats affaiblis, ces groupes d'expression ont été animés le plus souvent par des chefs d'équipe formés pour amener les salariés à émettre des voeux " raisonnables ", afin d'obtenir des réponses favorables, et leurs revendications ont été instrumentalisées par les directions selon la logique des cercles de qualité.

Ils ont aussi disparu du fait de la menace qu'ils faisaient planer sur les collectifs informels de travail, qui vivent dans l'ombre et la clandestinité, en exposant certains aspects de leur modus vivendi et des règles tacites élaborées entre les salariés, au fil du temps, sur la base d'une expérience partagée. En étalant ces éléments sous l'oeil de la hiérarchie - ainsi que les dissensions qui pouvaient leur être liées -, les groupes se sont affaiblis eux-mêmes. Tombés en désuétude, dans l'indifférence, ils commencent pourtant à sortir de l'oubli. Nombre de syndicalistes proposent aujourd'hui de les remettre au goût du jour. Pourquoi ce revirement ?

Face à l'individualisation

La réponse est à rechercher du côté de l'individualisation systématique de la gestion des salariés qui a accompagné la modernisation des entreprises depuis le milieu des années 1970, en réponse notamment au coup de semonce qu'a représenté, pour le patronat français, la grande grève et les " événements " de 1968. Le travail s'est transformé. D'une expérience collective, il est devenu une épreuve solitaire, où chacun est confronté à de plus en plus d'exigences dans un contexte de mobilité et de changement généralisés, rendant la maîtrise du travail plus difficile, sans le soutien de collègues devenus concurrents ou obstacles.

Le retour des groupes correspondrait ainsi à la nécessité de recréer du collectif dans les entreprises, afin de mettre en débat les enjeux du travail et les moyens de les influencer. On mesure l'ampleur de la transformation subie. Délaissés en raison de leur faible impact mais surtout des menaces qu'ils faisaient peser sur les collectifs spontanés et informels de salariés, les groupes sont désormais perçus comme le moyen de réenclencher une dynamique dont on espère qu'elle débouchera sur des collectifs capables d'autonomie et d'action.