Sur les questions de santé, sécurité et conditions de travail, le dialogue social n’est pas une option. Difficile en effet d’imaginer qu’une démarche de prévention efficace puisse être développée sans avoir donné lieu à des échanges, des confrontations de points de vue et à la recherche d’un accord sur les actions à mettre en place. Si l’on considère qu’il existe un écart inévitable entre le travail tel qu’il est prévu et la réalité, faite d’aléas et d’incidents, alors la connaissance du travail réel et de ce qu’il révèle devient un enjeu de management et de toute politique de santé au travail.
Quand on évoque le dialogue social, on parle de trois choses : de contenus (les sujets en discussion), de dispositifs (les moyens, les réunions, les délais, la formation nécessaire) et de pratiques (des enquêtes, des consultations, l’élaboration d’un accord). Ces trois éléments sont autonomes (on peut s’accorder sur des dispositifs et pas sur les thèmes à aborder), mais interagissent fortement entre eux. La définition du contenu, qui détermine le périmètre des échanges, est probablement la question la plus sensible et peut devenir en soi un sujet de controverse et de négociation.
Discuter de l’organisation du travail
Par exemple, si l’on considère que les troubles musculosquelettiques (TMS) ne sont pas seulement un problème de gestes et postures, mais qu’ils dépendent aussi des marges de manœuvre dont disposent les salariés dans leur activité, il faut alors pouvoir discuter, concrètement, des modalités de l’organisation du travail. Ou, si l’on estime que les risques psychosociaux (RPS) ne renvoient pas à la fragilité des individus mais ont un lien avec la dégradation du rapport au travail, il faut alors pouvoir débattre des obstacles à la réalisation d’un travail bien fait, soutenable, qui ait du sens aux yeux de ceux qui le produisent et de ceux qui en sont les destinataires.
De même, les accidents ou les atteintes à la santé ne s’expliquent pas par la simple présence de facteurs de risques dans l’environnement, mais par les conditions précises dans lesquelles, au cours de leur activité, les salariés sont amenés à s’exposer à ces dangers. Les contradictions que ces derniers ont parfois à gérer, les arbitrages qu’ils opèrent entre les différentes prescriptions (quantité, délai, qualité), le soutien possible du collectif de travail, le sens qu’ils trouvent à leur travail et la reconnaissance qu’ils en ont de la part de leur hiérarchie sont autant de déterminants pouvant accentuer ou réduire l’exposition aux risques. C’est aussi l’échange entre les acteurs sociaux qui va, par exemple, contribuer à montrer que telle règle de sécurité est inadaptée dans certaines situations de travail, ou que telle autre, pour être efficiente, doit être accompagnée d’une modification de l’organisation.
Pour ces raisons, le dialogue social sur le travail doit être « consistant » et ne peut demeurer un « simple habillage ». Or le ministère du Travail constate lui-même que les accords portant sur la qualité de vie au travail « abordent peu le domaine de la santé, et lorsqu’ils le font, prennent rarement en compte les questions de charge de travail, de contenu et d’organisation du travail ». Il se demande en conséquence comment faire pour éviter que les accords « restent trop souvent au niveau tertiaire ou, au mieux, secondaire de la prévention ». Si l’on peine à avancer sur ce sujet, c’est sans doute que la maille avec laquelle on prend les choses ne convient pas, laissant dans l’ombre les réalités concrètes de travail.
En prise avec le terrain
Le dialogue social répond justement à la complexité des questions de santé, sécurité et conditions de travail, s’il contribue à la compréhension fine des problèmes. En ancrant les discussions sur des analyses de terrain et en acceptant de mettre à l’épreuve, avec les salariés et leurs représentants, les pistes d’amélioration ou de prévention possibles, il peut conduire à l’adoption de mesures tenant compte de l’ensemble des déterminants du travail.
Toutefois, pour que pour l’invocation du dialogue social ne soit ni une simple incantation ni un déguisement, certaines conditions doivent être réunies. Côté élus du personnel, différentes ressources sont à disposition : formations (en particulier sur la santé et sécurité au travail), indicateurs internes, expertises réalisées par des cabinets agréés, recours à des professionnels ou acteurs institutionnels (services de santé au travail, Inspection du travail…), appui des organisations syndicales, etc.
L’autre point majeur, c’est la mobilisation des travailleurs concernés pour faire vivre le processus de dialogue social, celui-ci étant nourri par les échanges sur les conditions précises de l’activité de chacun, le partage du diagnostic, l’élaboration collective de propositions, l’information sur l’avancée des discussions, le suivi de la mise en œuvre. Cependant, l’efficacité de ce dialogue dépend aussi… de la direction, de sa préparation sur les sujets traités et de son intérêt pour les questions du travail. Mais aussi des marges de manœuvre dont dispose le représentant de l’employeur, s’il n’est pas le décideur, et du type de management exercé dans l’entreprise (information régulière des salariés ou non, conduite participative des projets ou pas).
Le temps accordé aux échanges s’avère également d’une importance capitale. Un calendrier serré, avec des échéances trop courtes, met en péril le processus car il ne permet pas de mobiliser les ressources ad hoc, de réaliser des analyses sur le terrain, de tester certaines solutions. Un tel choix ramène à une interrogation primordiale : quelle est la place donnée aux salariés dans les discussions entre leurs représentants et l’employeur ? Car le dialogue social n’est pas réductible à son formalisme, au seul respect (nécessaire) des dispositions légales. Ce qui se passe entre les réunions plénières, les échanges informels avec la direction, les relations directes avec les managers, les rencontres entre représentants du personnel, les discussions avec les salariés, les temps de préparation revêtent une grande importance.
Le bon tempo pour la prévention primaire
La nature du dialogue social va découler en partie du contexte social de l’entreprise, de sa volonté de débattre du travail, de sa capacité à se remettre en cause. De l’acceptation aussi du fait que les concepteurs n’ont pas la science infuse, que personne ne détient à lui seul toutes les connaissances nécessaires au (bon) fonctionnement d’une organisation, que le savoir des salariés sur leur métier est primordial pour les prises de décision. Enfin, il y a un besoin d’articuler les différentes formes de dialogue sur le travail : celui avec les organisations syndicales, celui par l’intermédiaire du CSE, celui au sein de la ligne managériale et celui visant à favoriser la participation des salariés, tant dans le management au quotidien que dans la conduite des projets de changement ou dans les processus de négociation. Rappelons que les moments de transformation ou de conception de nouvelles situations de travail sont des occasions privilégiées pour développer une prévention primaire.
Quand des entreprises se retrouvent en difficulté à cause d’un nombre massif de maladies professionnelles, d’un absentéisme croissant, de défauts majeurs de production, nous constatons souvent que le dialogue social y est réduit à peau de chagrin, et que les élus du personnel ont du mal à assurer leurs fonctions. Avec une conséquence : des alertes qui ne sont pas entendues, un déni des difficultés rencontrées par les salariés pour accomplir un travail ou un service de qualité. Les défaillances dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes du groupe Orpéa en sont un exemple frappant.
La mise en débat du travail réel produit des effets inverses. Et il est plus que nécessaire aujourd’hui de se demander comment on donne la parole à ceux qui ne l’ont pas d’habitude, comment on parvient à une représentation des salariés qui fait d’eux des acteurs de la santé au travail. En cela, le dialogue social incarne bien un enjeu de citoyenneté et de démocratie dans l’entreprise.