Echanger sur le travail réel, évoquer ce qui dysfonctionne, identifier des marges de manœuvre, trouver collectivement des solutions pour que la situation s’améliore… Les représentants du personnel qui ont expérimenté cette façon d’exercer leur mandat se montrent fréquemment enthousiastes quand ils la décrivent. « Les gens sont tellement contents de parler de leur travail, ils n’ont jamais l’occasion de le faire, raconte Gérald Le Corre, élu CGT en Seine-Maritime. Cela débouche en plus souvent sur des mesures concrètes. » Ce choix d’aller interroger les salariés sur leur activité change aussi la façon dont les syndicats sont perçus. « Les représentants du personnel qui adoptent ces démarches sont toujours extrêmement bien reçus », remarque Philippe Davezies, ancien enseignant-chercheur en médecine et santé au travail. « Parler du travail réel, c’est un moyen de recréer du collectif et de porter des revendications, sur l’organisation du travail notamment », intervient Julien Lusson, analyste du travail au sein du cabinet Alternatives ergonomiques.
Ménager une vraie place à la santé et à la sécurité dans le dialogue social ne serait en effet pas un luxe. Car moins de 5 % des accords d’entreprise s’intéressent à cette thématique, selon un décompte réalisé en 2020 par Christian Thuderoz, sociologue et spécialiste de la négociation collective.
S’emparer du droit à l’enquête
Mais se saisir d’une feuille blanche pour aller voir « en vrai » ce qui se passe au cœur des ateliers, bureaux ou chantiers ne va pas de soi. « Il n’est pas facile d’appréhender le travail réel, d’autant qu’il y a souvent, derrière les silences qui s’installent entre certains salariés, des questions qui fâchent », atteste Julien Lusson. La démarche suppose d’adopter une posture différente : l’expert, en l’occurrence, n’est plus le représentant du personnel mais la travailleuse ou le travailleur. « Les élus et les syndicalistes doivent aller sur le terrain non pas pour expliquer la situation aux salariés, mais en leur disant : “On est préoccupés par telle ou telle situation, est-ce que tu pourrais nous expliquer ton activité ?” C’est un vrai changement de perspective », explique Philippe Davezies. « Il s’agit de casser la distance entre les travailleurs et leurs représentants, distance que les directions savent instrumentaliser pour disqualifier ces derniers », souligne Julien Lusson.
Afin de développer les compétences d’écoute et d’analyse des élus, la CGT de Seine-Maritime a par exemple décidé de réduire les apports théoriques dans les formations pour se concentrer sur le droit à l’enquête. « On les convainc de s’emparer de ce droit, sachant que les heures d’enquête s’ajoutent aux heures de délégation et sont, en théorie, illimitées, indique Gérald Le Corre. L’investigation sur le terrain est vraiment essentielle pour le rapport de force avec les employeurs. S’il n’y en a pas, quand on parle du travail, on est dans la plainte et généralement, on ne nous croit pas. » Et de préciser que les enquêtes se font avec un représentant de la direction, qui est emmené sur site : « Il constate lui-même que les gens souffrent, il l’entend. Il n’y a pas que les syndicats à le dire. On observe que, quand des enquêtes sont réalisées, on arrive généralement à se mettre d’accord sur des mesures de prévention. »
« Former les représentantes et représentants du personnel au travail d’enquête, c’est primordial », estime également Marilyn Baldeck, déléguée générale de l’Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT). Via des conventions signées avec certains syndicats, l’association met en place un accompagnement au long cours des élus du personnel. Outre la formation initiale, elle supervise leur soutien aux victimes de violences sexistes et sexuelles. « On est ainsi confrontées directement à ce qu’ils rencontrent, et on peut leur apporter des réponses concrètes, décrit Marilyn Baldeck. C’est très efficace car très ancré. Cela donne de l’entrain aux représentants des salariés pour continuer à agir sur ces questions. » La déléguée générale de l’AFVT insiste aussi sur le devoir d’exemplarité des organisations syndicales : « Pour que les victimes considèrent les élus comme légitimes et qu’elles viennent leur parler, il ne faut pas qu’il y ait de violences sexuelles au sein des syndicats. »
Mais il y a un frein. Car toutes ces démarches s’avèrent chronophages. « Dans le cadre d’une enquête accident du travail ou danger grave et imminent, il faut compter au moins 1 heure 30 d’entretien individuel, multipliée par le nombre de salariés concernés », calcule Gérald Le Corre. S’y ajoute le temps passé à retranscrire les verbatims entendus, puis celui des discussions collectives sur les problèmes identifiés, en vue de trouver des solutions. D’autre part, le nombre d’heures de formation ne semble pas raccord avec l’ampleur de la tâche. Dans les entreprises de plus de 300 salariés, cinq jours de formation sont prévus pour les quatre ans de mandat des élus au CSE. Dans celles de moins de 300 salariés, c’est seulement trois jours. « Il nous faudrait plutôt cinq jours tous les six mois », juge Gérald Le Corre.
Le terreau fertile des luttes collectives
« On se heurte au fait que les élus sont submergés par les tâches », poursuit Philippe Davezies. Et ce, depuis la mise en place des CSE par les ordonnances Macron de 2017. « Il y a beaucoup moins d’expertises pour dangers graves et imminents, qui étaient une occasion de discuter de l’activité, regrette Louis-Marie Barnier, chercheur associé au Laboratoire d’économie et de sociologie du travail (université d’Aix-Marseille). De plus, il était plus facile de faire référence au travail réel au sein des CHSCT. Il y avait une légitimité des représentants du personnel à intervenir. Ils étaient reconnus et on les écoutait davantage. » Pour lui, il est primordial que les commissions santé, sécurité et conditions de travail, obligatoires dans les entreprises à partir de 300 salariés, soient à nouveau considérées comme des personnes morales, si l’on veut éviter que les analyses du travail, nécessaires à l’enrichissement du dialogue social, disparaissent.
Les représentants du personnel peuvent également s’inspirer des luttes collectives, un terrain d’apprentissage très efficace. « Le combat avec les victimes de l’amiante m’a beaucoup apporté », témoigne Guy Rousset, de l’union locale CGT d’Annonay (Ardèche). Aujourd’hui retraité, il accompagne d’ex-salariées du laboratoire Tétra Médical qui ont été exposées pendant des années à l’oxyde d’éthylène, un gaz toxique et cancérogène. « Quand elles sont venues me voir, j’ai pu mobiliser mon réseau, contacter un avocat et aider celle qui cherchait ses anciennes collègues pour documenter leurs conditions de travail », détaille le syndicaliste. « Les grèves sont aussi d’excellents moments pour s’intéresser au travail, assure Bernard Bouché, du syndicat Solidaires dans le Rhône. Les salariés ont du temps, et l’envie de parler. » Il se rappelle la mobilisation des éboueurs de Lyon, en avril 2019, soutenue par son syndicat, dont les militants se rendaient quotidiennement sur les piquets de grève : « On les a questionnés sur leurs revendications immédiates mais aussi sur leur travail. Ils ont pu partager leurs problèmes avec nous et entre eux. » D’après lui, la détermination des grévistes en a été revigorée, avec une issue victorieuse au bout de deux semaines. « De nombreux points abordés sur les piquets de grève apparaissent dans l’accord de fin de conflit », relate Bernard Bouché.
En dépit des coups incessants contre les espaces de dialogue et d’élaboration pour les salariés, il reste donc quelques marges de manœuvre, dont les élus peuvent se saisir. D’autant que la loi du 2 août 2021 institue clairement la santé au travail comme un thème de négociation collective. « Voilà un puissant levier ainsi offert aux partenaires sociaux », résume Christian Thuderoz.