« On ne veut pas perdre sa vie à la gagner. » Ce slogan, bien présent dans les manifestations contre la réforme des retraites, est aussi le miroir d’un monde professionnel en miettes. Alors que le travail est structurant pour tout un chacun. Ce qui occupe un salarié, durant sa journée, ce sont les conditions de réalisation de son activité, qui dessinent ses gestes, ses expériences, ses relations avec les collègues, ses compétences, sa santé. De prime abord, on peut estimer que le dialogue social institutionnel consacre peu de temps à cet enjeu. Les informations-consultations du CSE ou les négociations portent davantage sur les fruits du travail (rémunération, partage de la valeur) ou ses conséquences (accidents, maladies) que sur l’activité et la manière dont elle est organisée. Seuls les accords sur la qualité de vie au travail (QVT), devenue qualité de vie et des conditions de travail (QVCT), y font explicitement référence (voir encadré).
Pourtant, il est possible pour les équipes syndicales d’ancrer les questions du travail dans certains rendez-vous du dialogue social : les accords sur l’égalité professionnelle, le télétravail, la gestion des emplois et des parcours professionnels (GEPP), mais aussi les informations-consultations portant sur un projet important ou sur la politique sociale, à travers ses volets « gestion prévisionnelle des emplois et des compétences » (GPEC) et « conditions de travail ». Ce dernier volet apparaît d’ailleurs comme une bonne porte d’entrée pour faire entrer en jeu le travail réel. Lequel, s’il peut nourrir des données quantitatives, ne saurait se réduire à un tableau Excel, quelle qu’en soit la qualité. Car parler du travail, c’est parler de gestes, de savoir-faire, de subjectivité, de sens, de relations humaines, de collectifs et surtout de toutes les intrications entre ces éléments. Aux élus de CSE d’apporter du qualitatif à la batterie d’indicateurs utilisés pour l’information- consultation, en établissant des liens entre ce que les salariés leur racontent ou ce qu’ils observent sur le terrain, et les paramètres quantitatifs.
Des fiches de poste qui « parlent »
Mettre l’activité réelle au menu des discussions sur la GEPP est ce qui permet de parvenir à des accords « consistants », donnant des résultats tangibles sur les parcours professionnels, les conditions de travail et la performance des organisations. Comme dans cette collectivité territoriale qui s’est appuyée sur une étude du travail des agents, réalisée par un intervenant extérieur, pour refondre l’ensemble de ses fiches de poste. Ce document essentiel est souvent désincarné, usant de termes généralistes et peu descriptifs de l’activité, se bornant à énumérer les missions et les objectifs à atteindre. S’il est au contraire nourri par des échanges avec les salariés concernés, cela change la donne. L’agent peut se reconnaître dans sa fiche de poste, et ce faisant participer à son évolution, en décrivant lors des entretiens annuels d’évaluation les changements qui ne manquent pas de se produire.
Autre exemple : dans une association faisant à la fois de l’accompagnement social (entreprise d’insertion) et de l’accompagnement médical pour les personnes âgées et les enfants handicapés, la direction et les organisations syndicales ont procédé à une analyse de l’activité réelle par familles de métiers. Une démarche destinée à prévenir le burn-out, les inaptitudes liés à la pénibilité, la lassitude de fin carrière et l’absentéisme, en proposant aux éducateurs ou aides-soignantes la possibilité d’occuper d’autres postes, après une formation et un processus d’intégration négocié.
En consignant ainsi la réalité du travail, on peut anticiper les transformations. On facilite les passerelles effectives entre différents métiers, de même que l’accès à la validation des acquis de l’expérience (VAE). Voilà qui constituent les marqueurs d’une GPEC au service des salariés, et non l’inverse. L’accord GEPP qui s’en inspire permet alors la construction de parcours visant à réduire l’usure professionnelle, aux salariés d’apprendre tout au long de la vie et à l’entreprise de développer son attractivité.
Les négociations sur l’égalité professionnelle sont aussi une bonne occasion de parler travail. Sinon, comment comprendre pourquoi, dans une même entreprise, les femmes souffrent de troubles musculosquelettiques de l’épaule, et les hommes de lombalgies ? Ou appréhender les différences entre les femmes et les hommes en matière d’absentéisme, sans verser dans les stéréotypes de genre ? Ainsi, dans une grande entreprise de logistique qui emploie 46 % de femmes, le taux d’absentéisme de celles-ci est de 30 % supérieur à celui des hommes, alors qu’elles occupent les mêmes fonctions que leurs collègues masculins, à des salaires relativement équivalents (hors postes d’encadrement), et connaissent des carrières presque similaires. Une recherche-intervention
a mis en lumière le rôle des règles collectives, du management et des ressources humaines « dans les inégalités d’accès à la qualité de vie au travail » chez ce logisticien.
Aux femmes les tournées pénibles
La répartition des tournées se fait en effet en fonction de l’ancienneté ; les opératrices, qui en ont moins que leurs homologues masculins, écopent donc des tournées les plus pénibles en termes de contraintes physiques (port de charges, cadences élevées) et psychosociales (relations avec le public). Par ailleurs, les équipements (étagères de tri, moyens de locomotion) ne sont pas adaptés à leur taille. De plus, les femmes taisent les tentatives de drague, les propos et gestes sexistes, les incivilités des clients, minimisant le stress suscité. Les horaires matinaux, de 6 heures à 14 heures, peuvent alourdir la charge mentale des opératrices qui enchaînent une deuxième journée de travail à la maison ; elles ne prennent pas leurs pauses pour éviter de finir en retard. Dans cette entreprise, les métiers se sont féminisés, mais sans qu’évolue l’organisation du travail, générant un manque d’équité et des inégalités de santé. Suite à cette démarche, un accord a été signé pour développer une prévention durable : la règle de l’ancienneté pour les tournées a été revue ; des espaces de discussion sur le travail ont été formalisés.
Après la pandémie de Covid, qui a instauré un télétravail à plein temps dans l’urgence, les accords se sont multipliés… sans forcément se pencher sur l’activité, ni inventorier les tâches télétravaillables et celles qui ne le sont pas. Dans une coopérative d’activité et d’emploi
dédiée aux métiers du bâtiment, comptant 84 entrepreneurs associés et un staff support de 7 personnes, une journée de télétravail a été instaurée après la crise sanitaire. Problème de cohésion de l’équipe, dialogue avec les entrepreneurs entravé par la distance… cette expérience a conduit à mener un travail paritaire et participatif pour mieux définir l’activité du staff, prélude à la négociation d’un accord sur le télétravail prenant en compte les enjeux de coopération et de circulation de l’information, de charge de travail, pour préserver la santé, et de fonctionnement, pour améliorer l’efficacité de la coopérative. Enfin, l’information-consultation en cas de projet important de transformation, qu’il concerne l’appareil de production, le management, les horaires ou le numérique, ne saurait se passer d’une plongée dans la « boîte noire » de l’activité. Regarder précisément la façon dont les changements percutent, facilitent ou complexifient les tâches quotidiennes des salariés conditionne en partie la réussite de son déploiement. A ce titre, les élus du personnel ou les représentants de proximité sont des témoins privilégiés. Un outil de reporting, introduit dans le but de rechercher des gains de productivité, est par exemple susceptible de ralentir les process de travail. Mais bien utilisé, ce type d’outil, à l’instar de la fiche d’évènements indésirables, peut aussi se muer en atout, si les élus s’en emparent pour mener des investigations avec les salariés et éclairer les causes d’un incident.