« Une véritable école de la défiance. » C’est l’un des principaux constats révélés par une enquête sur le climat scolaire réalisée à l’initiative de l’Autonome de solidarité laïque (ASL), qui a sondé les états d’âme d’environ 9 000 enseignants du secondaire en 2022. Dix ans après sa première enquête, l’association pointe un « effondrement de la qualité des relations entre adultes, en lien avec une remise en cause très forte des hiérarchies, autant proches que lointaines ». Pour Benjamin Moignard, chercheur en sciences de l’éducation et coauteur de l’étude, les motifs de cette situation dégradée sont à chercher du côté de « l’organisation pyramidale de l’Education nationale », à laquelle il faut ajouter « la difficulté à créer un collectif de travail ».
Les tensions se cristallisent notamment avec les chefs d’établissements : 48 % des personnes interrogées « perçoivent une mauvaise qualité de la relation enseignants- direction ». « La structure très descendante » crée, quant à elle, un « sentiment d’infantilisation » encore plus fort qu’il y a dix ans. « Les enseignants souffrent de n’être que très peu considérés pour penser les évolutions de leur métier, souligne Dominique Cau-Bareille, maîtresse de conférences en ergonomie à l’Institut d’études du travail de l’université Lyon 2. Il n’y a en réalité aucun dialogue social au sein de l’Education nationale. »
Conflits dans les équipes pédagogiques
Pour sa part, Radouane M’Hamdi, secrétaire départemental du principal syndicat des personnels de direction (SNPDEN-Unsa), reconnaît que « le bon fonctionnement d’un établissement nécessite de favoriser le travail collaboratif et des temps de concertation ». Mais ils sont, selon lui, « difficiles à instaurer, faute de moyens ». En conséquence, les conflits au sein des équipes pédagogiques augmentent, et la solidarité entre professionnels diminue. Dominique Cau-Bareille avance cependant une autre piste d’explication : en ouvrant la possibilité aux responsables d’établissement de rétribuer des professeurs pour diverses missions pédagogiques, la réforme du statut des enseignants de 2014 a « créé une gouvernance par la prime individuelle qui tend à casser les collectifs, pourtant essentiels pour tenir dans ce milieu de plus en plus exigeant ».
Plus alarmant encore, la question du harcèlement moral est « devenue centrale », témoigne l’enquête de l’ASL. En 2022, près d’une personne sondée sur cinq estime avoir été harcelée – c’est deux fois plus qu’il y a dix ans. Dans 41 % des cas, la responsabilité en incomberait à la direction ; pour 34 %, il s’agirait de faits entre membres du personnel. La souffrance au travail est telle que 55 % des enseignants interrogés déclarent ne pas être satisfaits de leur métier – 24 % de plus qu’en 2013. Et 51 % envisagent même de le quitter. Des situations d’autant plus difficiles à vivre que ces derniers ne bénéficient guère de soutien. Car « la médecine du travail est l’un des parents pauvres de l’Education nationale », regrette Hervé Moreau, secrétaire national du Snes- FSU en charge des questions de santé au travail. Ainsi, on ne compte qu’une petite soixantaine de ces professionnels répartis dans les trente académies ; dans celle de Toulouse, qui regroupe huit départements, il n’y en même… aucun.
Pas de discussions sur le travail
Dans les établissements, aucune structure formelle n’existe pour parler du travail enseignant et de ses conditions d’exercice. Seule instance du secondaire regroupant différents acteurs (chef d’établissement, représentants d’enseignants, parents d’élèves…), le conseil d’administration sert essentiellement à aborder la répartition du budget ou des dotations horaires. Au niveau académique, les CHSCT peinent à atteindre leur cible. Face à « l’inertie de l’administration » et à cause d’un « sentiment d’impuissance devenu trop important », Julie
a récemment quitté ses fonctions de secrétaire du comité de son académie. L’enseignante cite pêle-mêle les difficultés à accéder aux données chiffrées d’accidents du travail et de maladies professionnelles, ainsi qu’un manque criant d’engagement de l’employeur sur les questions de sécurité au travail.
Du côté syndical, on dénonce aussi une « répression » visant particulièrement les représentants des enseignants. Pour éloigner les professeurs « gênants », l’Education nationale a trouvé une parade : la mutation d’office dans « l’intérêt du service ». Au mois de septembre dernier, le cas de Kaï Terada – professeur de mathématiques dans les Hauts-de-Seine et cosecrétaire départemental du syndicat Sud Education, muté sans motif dans les Yvelines – a relancé le débat autour de ce dispositif prévu par le droit administratif. Et dont la loi de transformation de la fonction publique de 2019 a facilité l’usage.
Selon Laurent Rabbé, avocat spécialisé dans les litiges opposant les agents à l’administration, ce procédé est « une façon pour le rectorat de régler un problème sans aller jusqu’à la sanction disciplinaire », laquelle implique la réunion d’une commission paritaire académique regroupant des représentants syndicaux et de l’administration. Les conséquences sont en tout cas les mêmes, et la mutation est vécue comme une sanction. « Il s’agit là d’une volonté de réduire au silence des enseignants, en particulier des représentants du personnel », considère Grégory Frackowiak, secrétaire national du Snes-FSU chargé des politiques scolaires et de laïcité. Pour tenter de contrer ces décisions, des recours juridiques sont systématiquement engagés.
Ce qui est pratiqué dans les réseaux d’éducation prioritaire renforcés (REP+) pourrait s’avérer intéressant pour changer la donne : un système de pondération des heures permet de dégager des temps de formation et d’échanges collectifs sur l’activité. Marie, qui enseigne dans une école classée REP+ du nord de la France, en vante les mérites : « Dans ces établissements compliqués, le collectif de travail est vital. Nous partageons en permanence la préparation des cours ainsi que nos difficultés quotidiennes. On se sent ainsi moins démunis. »