La numérisation du secteur industriel, soutenue par les pouvoirs publics dans le programme national dit « Industrie du futur », devrait fortement affecter non seulement les emplois, mais aussi l’activité de nombreux salariés. Comment anticiper les impacts de cette mutation majeure du travail, les préparer plutôt que les subir, en y associant les syndicats, la direction et les opérationnels (managers, ingénieurs, techniciens, opérateurs) d’une entreprise ? Force est de constater que, souvent, le formalisme du dialogue social et l’absence d’un réel dialogue professionnel – c’est-à-dire de discussions sur les situations de travail au plus près du terrain – conduisent à ce que les salariés et leurs élus prennent connaissance des projets trop tardivement pour peser sur leur cours. Or, la complexité des transformations digitales dans l’industrie nécessite un dialogue renforcé afin d’enrichir le processus à l’œuvre, de même que les décisions. Et, in fine, permettre l’exercice d’un travail alliant performance et préservation de la santé.
C’est tout l’objet de la démarche de « design social », portée (entre autres) par la fédération métallurgie de la CFDT, qui a souhaité expérimenter une forme plus innovante de dialogue social s’appuyant sur les concepts et méthodes de l’ergonomie avec, notamment, des simulations du travail et de son organisation. Cette approche, cherchant à renforcer l’investissement dans les projets des différentes parties prenantes, peut être vue comme une « hybridation » du dialogue social et de celui sur le travail. En cela, elle rejoint les préoccupations déjà anciennes de la conception participative mise en œuvre dans les pays scandinaves dès les années 1970.
Plus de pots d’échappement
Grâce au soutien de l’Institution paritaire pour le progrès social dans l’industrie (Ipsi), une recherche-action conduite par des ergonomes du Conservatoire national des arts et métiers (Cnam) et des experts du cabinet Syndex a été menée chez un constructeur automobile. Sur un de ses sites d’ingénierie, l’industriel entend numériser la réalisation des tests destinés à vérifier les émissions de polluants des moteurs, un projet visant à gagner du temps et réduire les coûts de cette activité. Jusque-là, les différents essais étaient effectués sur des « bancs physiques », où étaient rassemblés différents éléments du véhicule (boîte de vitesses, pot d’échappement…). Avec la digitalisation, certains de ces composants ne sont plus présents que sous forme de modèles mathématiques : l’opérateur du banc d’essai devra alors être en mesure de lancer, suivre et interpréter les tests à partir de la compréhension de données numériques.
Concrètement, la démarche de « design social » reprend peu ou prou les étapes d’une intervention ergonomique en conception, en intensifiant l’implication des partenaires sociaux. Les parties prenantes – métiers concernés, encadrement, représentants des salariés et direction – ont d’abord été sollicitées dans le cadre d’entretiens individuels portant sur la perception des enjeux, impacts, opportunités et risques du projet. Une synthèse anonymisée a été restituée aux opérationnels, aux managers et aux représentants syndicaux lors d’une réunion. Cette séance de travail collective a été l’occasion de mettre en discussion le travail, avec une première mise en forme des transformations (avant/après) introduites par le numérique. Laquelle a permis de mettre en lumière un point précis, reconnu comme critique par les participants : la gestion d’une complexité organisationnelle accrue, due à une multitude d’interactions inédites, réclamant de construire d’autres formes de coopération entre les travailleurs.
Expérimenter en amont par la simulation
Plusieurs séances pour élaborer un prototype de la nouvelle organisation, en s’appuyant sur des simulations du travail, ont ensuite été organisées, en petits groupes, avec les personnes concernées. Accompagnées par l’équipe d’intervenants, elles ont pu concevoir ensemble le travail futur, en prenant en considération les contraintes et/ou besoins des autres salariés, et surtout en intégrant les exigences d’un travail « bien fait et en santé ». Par exemple, le déroulé des essais numérisés doit prévoir du temps pour résoudre collectivement de potentiels problèmes ou incidents. Partagé avec l’ensemble des parties, ce « modèle » a donné lieu à des discussions pour formaliser une organisation (le « qui fait quoi et quand »), où les acteurs trouvent chacun leur place pour agir ensemble – des opérateurs de bancs aux prescripteurs des essais, en passant par les concepteurs des modèles mathématiques, etc.
Le processus de réflexion en amont, de même que les réunions de restitution et d’échanges, doivent permettre d’adresser questions et points de blocage aux managers et concepteurs du projet. Les représentants des salariés, en étant présents, peuvent davantage comprendre ce qui se passe concrètement afin de veiller ultérieurement à ce que les transformations du travail s’opèrent au mieux.
Cependant, l’expérimentation a montré que tout ceci ne va pas de soi. La mise en œuvre de l’intervention, qui requiert les compétences d’ergonomes et de spécialistes du dialogue social, peut apparaître assez conséquente. Les salariés concernés ont été dubitatifs au départ, avant de témoigner un intérêt croissant et de s’impliquer dans l’expérience de « design social ». D’autre part, la coopération « paritaire » s’est heurtée à quelques résistances : des syndicats n’ont pas souhaité s’y investir ; et les directions ont pu exprimer certaines craintes, portant par exemple sur l’assimilation de la démarche à une forme de cogestion. Or, tenter de conduire autrement les changements technologiques, par la coconstruction, demande une volonté et un engagement effectif de tous. Cela nécessite de dépasser les postures coutumières du dialogue social et les rapports de pouvoir habituels. Mais aussi de transformer la valeur que l’on accorde au dialogue sur le travail, en regard des logiques purement techniques ou financières.