L'évaluation et l'encadrement du travail par des outils quantitatifs n'épargne plus aujourd'hui les activités du secteur public. Avec quelles conséquences ?
Marie-Anne Dujarier : En effet, la fonction publique française importe une vieille méthode de direction du secteur privé : le management par objectifs, appelé aussi "pilotage par la performance" ou benchmarking Chaque travailleur, équipe, établissement, organisation ou pays se voit attribuer des objectifs quantifiés. Des mesures prétendent évaluer la performance. La politique actuelle consiste à donner davantage de crédit symbolique et financier à ceux qui font de bons scores, et à en retirer aux moins bons, via des réductions budgétaires, des suppressions de postes, des fermetures de services, des fusions d'établissements, etc.
La quantification opère donc une mise en compétition généralisée. Justifiées par ces critères réputés objectifs, les décisions s'imposent d'elles-mêmes de manière impersonnelle et automatisée. Cette quantification promet de créer de la performance et de donner davantage d'autonomie aux travailleurs. Or, sur le terrain, ceux-ci constatent massivement que l'encadrement quantitatif du travail est contre-productif et souvent invivable.
Cette approche quantitative présente-t-elle des risques pour la santé des agents ?
M.-A. D. : Incontestablement. Quel que soit le métier, trois processus similaires, pathogènes, apparaissent. Premièrement, "ne travailler que pour les chiffres" impose une direction. Ce que l'on doit faire, la manière de le faire et le sens donné à l'activité sont alors moins une affaire de métier et de délibération collective que de conformité à une norme. Cela amène à poser des actes parfois moralement ou professionnellement indéfendables. Par exemple, opérer des patients qui n'en ont pas besoin, mettre en garde à vue de manière injustifiée, publier des résultats scientifiques approximatifs, tout cela pour "faire du chiffre".
Deuxièmement, toutes les dimensions incommensurables du travail, celles qui en font la difficulté et l'intérêt, ne "comptent" pas : la coopération, la sensibilité, la confiance, la formation "sur le tas", la construction d'une histoire collective... Pourtant, c'est ce qui compte dans le travail, tant du point de vue de la performance que de la santé.
Enfin, la mise en compétition généralisée incite les travailleurs à arranger les chiffres, c'est-à-dire à les rendre faux pour qu'ils soient bons. C'est une activité supplémentaire, vécue comme une surcharge qui pollue et trahit le travail. Qui plus est, la compétition crée de la peur, accroît la pression et isole.
L'encadrement par les chiffres est en définitive régulièrement vécu comme une surcharge stressante, contre-performante, absurde et injuste. "Ça rend fou", "C'est intenable" et "Ça rend malade", disent alors les travailleurs.
Si ce type d'encadrement du travail se révèle nuisible, comment se fait-il qu'il se développe dans le public ?
M.-A. D. : L'importation dans le secteur public de méthodes de management standardisées résulte d'un travail réalisé par leurs acheteurs, les dirigeants en général, leurs vendeurs - des cabinets de conseil, de formation, des éditeurs, des magazines... - et les cadres mandatés pour les mettre en oeuvre : les ressources humaines, le contrôle de gestion, etc. Leurs intérêts à les diffuser sont respectivement la réduction de leur risque en termes de réputation, l'intérêt financier et la carrière. Et ce, tout à fait indépendamment des effets, par ailleurs jamais quantifiés, du management par les nombres.