C'est un constat récurrent dans l'histoire du capitalisme. De même que la fièvre ou l'atonie ne sont que l'expression d'une maladie, les crises économiques trouvent leur origine dans des bouleversements et tensions du système productif. Ainsi, la crise que traverse aujourd'hui l'économie financiarisée est liée à la place que celle-ci accorde au travail dans le fonctionnement des entreprises.
Pour mieux saisir l'origine du problème, il faut remonter dans le temps. Les entreprises financiarisées ont émergé dans les années 1970, à la suite d'une transformation radicale de leur mode de financement. L'obligation faite aux fonds de pension américains de placer l'épargne qu'ils avaient collectée dans le capital d'autres entreprises a drainé sur le marché des capitaux, et particulièrement sur le marché boursier, une masse considérable de ressources financières.
Les entreprises qui en ont bénéficié ont pu investir massivement, notamment dans les nouvelles technologies de l'information alors naissantes. Les uns après les autres, tous les pays - y compris ceux, comme la France, qui ne connaissaient pas le système de fonds de pension et de retraite par capitalisation - ont dû libéraliser leurs propres marchés de capitaux afin d'assurer à leurs entreprises les facilités de financement dont bénéficiaient leurs homologues américaines. C'est ainsi qu'à partir des années 1980, toutes les places financières occidentales ont été ouvertes au marché de la finance internationale.
L'ère du reporting
La première conséquence a été un accroissement massif de la taille des grandes entreprises. Alors que le chiffre d'affaires moyen des entreprises cotées est resté stable entre 1992 et 2012, il a été multiplié par deux pour les très grandes entreprises. La deuxième conséquence a été un alignement des entreprises non cotées sur ces entreprises géantes qui, en concentrant des ressources énormes, dessinent désormais la dynamique du système productif. En France, les 264 premières entreprises produisent 37 % du PIB directement et près des deux tiers par effet indirect (sous-traitance, etc.). Ultime conséquence : une transformation radicale de l'organisation du travail.
Redevables auprès de leurs épargnants de la rémunération de l'épargne collectée, les fonds de pension et d'investissement ont exigé des niveaux de rendement élevés, et surtout leur sécurisation. A charge pour les entreprises financées de fournir les preuves que l'usage des capitaux obtenus pouvait réaliser les profits promis. Elles se sont alors organisées pour rendre compte régulièrement à leurs actionnaires de la valeur créée. Le système de présentation semestriel puis trimestriel des résultats prévisionnels s'est ainsi généralisé, de même que les reportings internes, indispensables pour alimenter le reporting externe.
Entre le travail réel, qui crée la valeur, et son interprétation financière lisible pour les marchés, d'innombrables écrans ont été intercalés. Le développement concomitant des technologies numériques a démultiplié l'infrastructure de l'extraction, du traitement et de la diffusion de l'information comptable. L'entreprise s'est normalisée et financiarisée grâce aux progiciels de gestion intégrés et à de tout-puissants systèmes de contrôle de gestion
Dans ce processus, l'observation du travail réel, tel qu'il s'accomplit pour réaliser les objectifs productifs attendus, est devenue secondaire dans l'activité managériale. L'encadrement passe désormais de plus en plus de temps en réunions de coordination ou à gérer des reportings. La machine à extraction de l'information tourne à plein régime, intensifiant le travail à partir d'objectifs abstraits et générant ses propres critères d'évaluation et de normes. Le travail réel est devenu "invisible" et il s'est créé une économie à deux roues, l'une financière, l'autre réelle, les systèmes d'information affirmant faire l'interface pour que ces deux roues tournent à la même vitesse.
Dès les années 2000, il est apparu que tout cela relevait d'une fiction. L'activité réelle s'est déconnectée de sa traduction financière. Entre le physique et le financier, on ne voit plus la même chose. En conséquence, les résultats ne peuvent pas soutenir les promesses. Un décalage que les marchés financiers ont tenté de compenser par des investissements spéculatifs de plus en plus dangereux, jusqu'à l'éclatement de la bulle des subprimes. Du côté des travailleurs, ce schéma a également eu des conséquences : perte du sens donné à leur activité, épuisement physique et psychique, désengagement... La dégradation des conditions de travail constatée ces dernières décennies est ainsi liée à cette désorganisation qui rend le travail réel invisible à ceux qui décident pourtant de son contenu.
Revenir à la source
Le rétablissement du travail pour ce qu'il est, c'est-à-dire la source première de la création de valeur économique, est donc devenu l'enjeu des transformations actuelles des organisations. Ce serait une erreur de considérer que les préoccupations en cours sur la qualité de vie au travail suggèrent des améliorations marginales. Elles touchent au contraire au coeur de la mutation du modèle productif capitaliste et témoignent de la recomposition des organisations sur de nouvelles bases. Mais lesquelles ?
Les expériences en cours font apparaître trois évolutions majeures : celle du métier de manager, qui doit se recentrer sur la gestion du travail réel ; une rénovation des organisations permettant davantage de décisions locales autonomes ; une représentation du travail dans la gouvernance des entreprises.
Afin de renouveler les sources de création de la valeur économique, les managers doivent désormais revenir à la gestion du travail réel. Même la "simplicité intelligente" prônée par le très influent Boston Consulting Group (BCG), cabinet international de conseil en management et en stratégie d'entreprise, pose comme première "loi" que les managers accompagnent et partagent le travail quotidien de leurs collaborateurs
. Cette tendance est d'autant plus pressante que nos sociétés sont devenues "liquides", selon le sociologue Zygmunt Bauman
, c'est-à-dire fondées sur l'impermanence des désirs et des fidélités, sur une indifférence au long terme et sur une grande facilité à déployer des activités et des compétences en dehors de l'entreprise, via les réseaux sociaux, les activités dites "de loisirs", etc. Après vingt ans de financiarisation et de travail invisible, la nouvelle génération de travailleurs est moins dévouée, moins engagée que les précédentes. Elle réclame du sens pour s'investir. Le rôle crucial du manager est donc de donner ce sens à partir du travail tel qu'il se fait. Pour les tenants du management par reporting, c'est une révolution culturelle.
Pour les mêmes raisons, les organisations se fluidifient elles aussi. Dans une société "liquide" et numérisée, il s'agit de répondre à des marchés éphémères. Cela ne peut pas se faire avec des structures lourdement centralisées. La prise de décision demande que le travail s'adapte au plus près du besoin. Les expériences de suppression des lignes managériales au profit d'organisations plus horizontales se multiplient, du recours au lean management à la mise en place de systèmes holacratiques
, en passant par le populaire mouvement de l'entreprise libérée
. La lourdeur des structures matricielles typiques du modèle de l'entreprise financiarisée, charpentée par une double hiérarchie opérationnelle et fonctionnelle, est dénoncée au profit d'organisations plus subsidiaires, moins formalisées, fondées sur l'autonomie locale de décision et centrées sur le travail réel qui s'y accomplit. L'entreprise définanciarisée devient une holding consolidant des structures souples et parfois floues.
Une autre gouvernance
La mutation des entreprises appelle celle de leur gouvernance. La clairvoyance supposée de l'actionnariat pour orienter l'économie a été démentie par la crise, mais aussi par les violences vécues dans les entreprises du fait de restructurations et réorganisations à répétition, légitimées par la seule création de valeur pour l'actionnaire.
La prééminence excessive du capital sur le travail est devenue un sujet d'autant plus crucial que la puissance des marchés financiers reste intacte malgré la crise. Le rapport Gallois sur la compétitivité de l'industrie française avait abordé la question de front, en suggérant qu'un tiers des conseils d'administration des grandes entreprises soit composé de représentants des salariés
. La loi du 14 juin 2013 relative à la sécurisation de l'emploi n'a suivi cette recommandation que modérément, en imposant un administrateur salarié dans les conseils d'entreprise de plus de 5 000 employés comportant 11 membres, et deux au-delà. Dans un pays aussi réticent à la cogestion que la France, l'idée fait néanmoins son chemin.
Sous les apparences de la crise, les organisations se métamorphosent donc activement autour de la question du travail. Il serait naïf de croire que ces transformations n'ont pas de conséquences sur le contenu des activités, qui seraient simplement "libérées" des contraintes normatives passées. Redonner de l'autonomie au travail et aux salariés entraîne une responsabilisation accrue et suppose, de ce fait, une plus grande latitude dans l'usage des ressources de l'entreprise. Sinon, le travail et ceux qui le réalisent seront pris dans des jeux pervers de doubles contraintes - devoir gérer davantage sans accès aux moyens adaptés - dommageables à la santé. Cela créera forcément des tensions entre les différents détenteurs des ressources, qu'il faudra apprendre à gérer. Les systèmes délibératifs permettant le dialogue sur le travail, comme ceux que propose Mathieu Detchessahar
, vont dans ce sens.
Ainsi la crise nous invite-t-elle à observer les formidables transformations économiques, sociales et politiques en cours autour du travail. Elles produiront un nouvel équilibre temporaire et imparfait de notre modèle productif, qui nécessitera aussi bien des grilles de lecture adaptées que de nouvelles vigilances, concernant notamment ses effets potentiels sur la santé.