Produire 2 milliards d'enveloppes par an tout en prenant soin de la santé et de la sécurité de ses 122 salariés, c'est le défi que s'impose l'entreprise Pocheco, à Forest-sur-Marque, dans le Nord de la France. A sa tête depuis 1997, aujourd'hui seul actionnaire, Emmanuel Druon veut ériger l'usine en modèle de production industrielle harmonieuse, tant pour les hommes et femmes qui y travaillent que pour la nature. Une stratégie qu'il a baptisée "écolonomie", fondée sur le principe qu'il est plus économique et meilleur pour la santé de travailler de façon écologique.
Un manifeste d'anti-management
Animal monstrueux, le poisson-lune grandit tout au long de sa vie et peut peser plus d'une tonne. Dans son livre, intitulé Le syndrome du poisson-lune. Un manifeste d'anti-management
, Emmanuel Druon a choisi cette image pour critiquer la soif éperdue de croissance, qu'il qualifie de "folie furieuse collective". "Quel est le prix à payer pour cette fable, sinon l'épuisement des ressources et des personnes ?", s'interroge-t-il.
Son récit débute par la fermeture d'une papeterie rentable et pluricentenaire à Docelles (Vosges), laissant 165 salariés sur le carreau au prétexte que la multinationale dont elle fait partie a changé de stratégie. Au fil de ses réminiscences émerge une critique acerbe des effets de la financiarisation des entreprises. Celle-ci provoque une crise du système productif, des dégâts sur la santé et un découragement généralisé. Emmanuel Druon dénonce "les effets du management par la terreur".
Face à la violence de ce "modèle schumpétérien de destruction créatrice il estime qu'il faut faire évoluer le système. Sa proposition "écolonomique" privilégie la "douceur" : préserver l'harmonie, le respect et l'estime de l'autre, permettre la compréhension profonde des raisons d'un conflit. Quand, en 1997, il prend les rênes de Pocheco, il décide d'en faire un lieu d'expérimentation pour ce nouveau modèle. L'ambition est de donner aux salariés la possibilité de faire un travail dont la valeur ajoutée ne soit pas uniquement financière, en visant "la réduction des inégalités sociales et salariales" et "une intégration dans l'environnement" optimale.
Fondée en 1926 à Roubaix, Pocheco produisait à l'origine du matériel de bureau. En 1976, les nouveaux acheteurs décident de se concentrer sur un seul produit, soumis à une concurrence internationale féroce : l'enveloppe. Plusieurs règles sont alors instaurées : "Aucun dividende n'est versé aux actionnaires, l'investissement se fait dans le parc machines et dans la formation des salariés", expose ainsi Emmanuel Druon. Devenu gérant en 1997, il a sanctuarisé ces règles et en a ajouté d'autres : veiller à ce que le salaire le plus élevé ne soit pas plus de quatre fois supérieur au salaire le plus bas. Une expérience qu'il relate dans un livre (voir encadré) où il pose les bases du "triptyque écolonomique". A savoir : limiter l'impact de l'activité sur l'environnement, obtenir des gains de productivité et réduire la pénibilité et la dangerosité des postes de travail.
Direction collégiale
Menacée de dépôt de bilan en 1997, restructurée en 2003, Pocheco a adopté une organisation du travail collégiale, quasiment sans hiérarchie. La direction de l'entreprise est assumée par un comité de pilotage de six personnes - trois femmes et trois hommes -, issues des bureaux et des ateliers, avec des représentants du service qualité, sécurité, environnement (QSE) et du comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT). Un deuxième comité tournant, constitué pour trois mois, permet de former d'autres membres du personnel à la mission de pilotage. Selon Emmanuel Druon, l'idée est de "fédérer les talents en leur donnant les moyens d'intervenir et de mettre en discussion le travail.On concentre toute notre énergie collective sur la qualité du travail et la santé au travail". "On n'a pas vraiment de chefs, mais des référents, qui connaissent les réponses aux questions qu'on se pose", décrit Marie-Christine Kempynck, du service QSE, qui compte quarante ans de maison, dont quinze comme régleuse.
Pocheco produit 10 millions de missives par 24 heures, au rythme des 3 x 8. Régleurs et receveurs s'affairent autour de huit lignes de machines, qui impriment, découpent et encrent des kilomètres de papier cinq à sept jours sur sept. Le régleur programme chaque étape avec minutie. "Il faut compter huit heures de calage pour quelqu'un d'aguerri, et jusqu'à vingt-quatre heures pour un réglage plus complexe", indique Miguel Cotterel, ancien chef de l'équipe de nuit. En début de chaîne, un ruban de papier blanc s'échappe d'une lourde bobine de 1,30 mètre de haut. La machine l'avale et le recrache en fin de chaîne sous la forme de 38 000 enveloppes embobinées ou bien placées dans des cartons par un receveur, qui en contrôle la qualité.
Les clients de l'entreprise sont des administrations publiques, des banques, des assurances, des entreprises de l'énergie. Leurs enveloppes sont frappées de logos de couleur et l'intérieur est encré pour assurer la confidentialité des plis. Pourtant, aucune odeur ne flotte dans l'atelier. Les encres et colles ne sont plus à base de solvants toxiques et les salariés travaillent sans masque. Suspendu au milieu d'une ligne de production, un petit panneau sur lequel est écrit "Plus jamais ça" signale le lieu exact d'un accident grave survenu en 2010 : une femme a eu le bras happé par le flot d'enveloppes. A Pocheco, la santé et la sécurité des salariés sont une préoccupation quotidienne.
Le CHSCT, organe vital
Les cinq membres du CHSCT se réunissent "au moins une fois par mois", précise la responsable de la maintenance, Mélody Asset, 26 ans, qui participe au comité depuis un an. "C'est un organe vital à la décision équitable au sein de l'entreprise, déclare Emmanuel Druon. Il est quasiment souverain. On va sur les lieux où le problème se pose, on fait l'analyse de la situation dans un ping-pong intellectuel en binôme ou trinôme. Et une fois que les personnes de l'atelier concerné ont validé les solutions, on n'attend pas pour agir." Dans les phases où le CHSCT était moins dynamique, "le service QSE avait pris le relais", se rappelle Marie-Christine Kempynck, qui a contribué à "rajeunir" le document unique d'évaluation des risques. Depuis, ce dernier est redéfini régulièrement. Selon l'ancienne régleuse, il y a dans l'entreprise une "grosse anticipation sur l'ergonomie des postes, parce qu'on considère qu'on n'a pas le droit d'abîmer les gens".
Pour Sébastien Maridat, membre du CHSCT depuis trois mois et régleur chez Pocheco depuis six ans, l'amélioration au quotidien des conditions de travail concerne "principalement le port de charges". La manutention est désormais limitée en fin de chaîne, grâce à de nouveaux chariots. Après le grand incendie qui a ravagé l'entrepôt en 2011, la salle de stockage a été refaite à neuf. Côté ergonomie, les chariots élévateurs sont filoguidés par bandes magnétiques au sol entre les immenses étagères. Côté sécurité, un nouveau système détecte toute chaleur anormale et déclenche l'arrosage à haute pression dans la zone concernée. Le plan de circulation des chariots dans l'atelier vient également d'être revu, afin d'éliminer le risque de collision entre caristes et piétons dans un couloir étroit.
Maintenance en première ligne
En matière de prévention des accidents, l'équipe de maintenance est souvent en première ligne. Des priorités sont établies pour préciser ses interventions. Sept personnes se relaient 24 heures sur 24 sur la maintenance et Franck, le responsable technique, véritable Géo Trouvetou, conçoit les améliorations nécessaires. Après un accident du travail sur une machine pourtant normée NF, l'équipe a ainsi choisi d'isoler les parties dangereuses à l'aide de carters de protection.
La réduction du bruit a été l'un des plus gros chantiers de ces dernières années. Les pompes à vide qui aspirent les chutes de papier à travers des tuyaux sont désormais capitonnées. Ensuite, il a fallu traquer les décibels : couvrir les machines de coques antibruit, changer les soufflettes à air comprimé. Le niveau sonore restant élevé, chaque salarié dispose de bouchons d'oreilles en silicone adaptés à son conduit auditif.
Concernant les horaires, trois équipes se relaient toutes les huit heures, à partir de 5 heures du matin. Si nécessaire, des régleurs confirmés travaillent en 2 x 12 heures pendant le week-end et ne reviennent pas de la semaine.
Le travail de nuit n'a pas fait l'objet d'aménagements particuliers. Yeux bleus, tatouages et marcel rouge, Miguel Cotterel a travaillé de nuit dix-neuf ans. Après un infarctus, le médecin du travail lui a fortement conseillé de changer d'horaires. "On leur dit que s'ils travaillaient plus de vingt ans de nuit, leur espérance de vie risquait d'être amputée de sept ans, mais la plupart privilégient le supplément de salaire", observe Marie-Christine Kempynck. Toutefois, les temps de pause ne sont pas contrôlés : "Du moment que le travail est fait, il n'est pas nécessaire de mettre en place un flicage", résume-t-elle.
Désormais, Miguel Cotterel forme les nouveaux régleurs de l'équipe de l'après-midi. "Il faut compter deux ans pour apprendre le métier, estime-t-il. C'est pointilleux, il ne faut pas s'énerver, parce que le papier, c'est une matière vivante. Alors, quand vous y ajoutez de l'encre et de la colle..." Les jeunes en formation ont des casques spéciaux qui leur permettent de communiquer sur un canal radio avec leur formateur ou entre eux, afin de "briser le sentiment de solitude", explique Mélody Asset. Récemment, l'équipe du week-end s'est aussi dotée d'un dispositif de protection du travailleur isolé (PTI), qui alerte en cas d'inclinaison du corps ou d'immobilité prolongée.
L'usine est dans le pré
Enfin, Pocheco se distingue par sa volonté d'améliorer le bien-être de ses salariés. L'aménagement du cadre de travail y participe, mais aussi le soin porté à l'environnement. Ainsi, sur les toits de l'usine, posée au milieu des champs, des ruches émettent un bourdonnement tranquille. Trois fois par an, un apiculteur du coin propose à quelques volontaires de récolter ce miel d'"écoveloppes", un néologisme pour signaler que ces enveloppes sont issues d'un procédé de fabrication écologique. Dans l'usine, les eaux de pluie sont récupérées pour produire les encres et nettoyer les machines. Elles sont ensuite rejetées dans une bambouseraie, qui dépollue les eaux souillées et alimente en bois la chaudière pendant l'hiver. En parallèle, Pocheco, grosse consommatrice de papier, finance une association à but non lucratif qui fait de la reforestation.
Tout un état d'esprit que l'entreprise souhaite diffuser. Son bureau d'études et le service de marketing monnayent des prestations, à terme, la maintenance le fera aussi. Une volonté d'expansion issue d'un profond sentiment de satisfaction et de la certitude du travail bien fait. "On est plus productif que quand on était dans un modèle de concurrence entre les uns et les autres", insiste Emmanuel Druon, qui réfléchit avec ses équipes à l'adoption, à moyen terme, du statut de société coopérative et participative (Scop