Leur vie... ils seront flics ou fonctionnaires, de quoi attendre sans s'en faire que l'heure de la retraite sonne..." On a connu Jean Ferrat mieux inspiré. La chanson d'où ces vers sont extraits date de 1964. De tout temps, les fonctionnaires ont été la cible de ce type de clichés, jugés indolents, installés dans une routine, obnubilés par l'heure de la cantine, la fin de journée, les congés ou la retraite. La distance entre ces représentations - si tant est qu'elles aient été un jour fidèles à la réalité - et la vraie vie de travail des agents dans les administrations publiques n'a pourtant cessé de grandir. "Ne pas s'en faire" leur est de moins en moins possible aujourd'hui. Et les évolutions des dernières décennies viennent contrarier, non pas leur supposée aspiration à mener une vie de travail apathique, mais les vrais projets professionnels qui ont pu les inciter à choisir les métiers de la fonction publique
Ces attentes professionnelles sont bien sûr variables selon les secteurs de la fonction publique, les grades, voire d'un individu à un autre. Néanmoins, on y retrouve souvent le souci d'un emploi et d'un déroulement de carrière suffisamment garantis, "en échange" d'une rémunération a priori inférieure, à diplôme égal, à celle des travailleurs du privé. On y retrouve aussi - et c'est lié - l'idée d'un monde du travail où ne prime pas la compétition entre les personnes, ni entre les organismes auxquels elles appartiennent, mais où, au contraire, la solidarité dans les collectifs et plus globalement une forme d'esprit commun à l'ensemble des services publics vont permettre de promouvoir l'intérêt général de la population. En termes de vie quotidienne au travail, cette orientation laisse présager des possibilités de soigner la qualité du service, de préparer et de vérifier son travail, de se concerter avec d'autres, de consacrer aux usagers le temps qu'il faut, sans traîner certes, mais en disposant de quelques marges de temps pour tout cela.
L'ère de l'"offre de services"
Les recherches menées dans le secteur public, et l'expérience des acteurs qui s'y impliquent, montrent que ces objectifs simples ont été, peu à peu, bousculés ces dernières années. Le sociologue Jean-Marc Weller résume comme suit les étapes de cette transformation (voir "A lire"). Dans les années 1980, l'administration cherchait à se montrer "rationnelle" : les tâches étaient spécialisées et la surveillance hiérarchique étroite. Une dizaine d'années plus tard, sur ce socle bien carré, s'est déployé en même temps le modèle de la "relation de service", avec une automatisation des tâches les plus routinières, mais aussi la promotion d'un contact plus direct avec les usagers dans toute leur diversité, ainsi qu'un appel à la polyvalence et à la réactivité. Les années 2000, enfin, ont été celles de l'"offre de services", avec le déploiement de méthodes de gestion - démarches qualité, certifications - diffusées par des cabinets de consultants qui les avaient largement rodées dans les grandes entreprises privées. Comme toujours en pareil cas, le télescopage entre des contraintes anciennes qui persistent et des obligations nouvelles qui sont posées comme incontestables s'est soldé par une intensification du travail des fonctionnaires, qui n'a rien à envier à celle ayant affecté le secteur privé (voir article page 28).
Deux phénomènes ont accentué cette tendance. Le premier est l'objectif affiché depuis plusieurs années par certains discours politiques de diminuer les dépenses publiques, dont le "poids" serait "paralysant" pour l'économie. Ces discours, outre qu'ils stigmatisent les fonctionnaires, désignés ainsi comme trop nombreux, coûtant trop cher et pas assez efficaces, se sont traduits par des réductions d'effectifs importantes dans de nombreuses administrations. Ils se sont également accompagnés de dispositifs d'organisation et de contrôle, sous la bannière de sigles austères comme la Lolf (loi organique relative aux lois de finances, votée en 2001) ou la RGPP (révision générale des politiques publiques, lancées en 2007), dans le cadre d'une orientation internationale baptisée - à l'anglo-saxonne - "NPM" ou "new public management. Cette orientation a pour objectif l'augmentation de l'"efficacité économique" et s'accompagne de méthodes de travail qui mettent l'accent sur les résultats, leur mesure et les outils d'incitation pour y parvenir. On comprend, en creux, que ces méthodes négligent les conditions réelles de travail et les stratégies grâce auxquelles les fonctionnaires s'efforcent de mener à bien leurs tâches.
"Brouillage du sens du travail"
Le deuxième facteur aggravant est un effritement des collectifs de travail. Dans leur étude des changements qui ont affecté le travail dans l'administration de l'Equipement, des chercheurs de l'Ecole nationale des ponts et chaussées ont montré comment l'aménagement et la réduction du temps de travail (ARTT) - menés sans création d'emplois dans les administrations - ont eu, dans ce domaine, des conséquences malvenues (voir "A lire"). Leur principale conclusion : "Les parties du travail laissées de côté concernent presque toujours le travail collectif." Les horaires ont été individualisés, les tâches "re-spécialisées", le temps d'échange entre collègues réduit, les collectifs sont moins stables, les coopérations plus formelles et plus abstraites... Mais, soulignent-ils, l'ARTT n'est pas l'unique responsable de cette fragilisation du travail collectif, entamée auparavant. Ce dispositif l'a seulement accélérée. Dans ces conditions, l'objectif de gains de productivité semble peut-être atteint, mais, pour les agents, "la conséquence a été un brouillage du sens du travail, un manque de compréhension des priorités sous-jacentes aux choix de leur hiérarchie et une complication de leurs interventions quotidiennes".
Le problème, c'est qu'en face la population des "usagers" n'a peut-être jamais eu autant besoin de fonctionnaires qui puissent tenir ferme sur la cohérence de leurs missions. Une société fragmentée, poussée à l'individualisation des intérêts et des comportements, percutée à présent par une crise économique et sociale redoutable, devrait pouvoir s'adosser à des services publics disponibles et fiables. Ce grand écart entre les besoins sociaux qu'ils ressentent et leurs propres marges d'action qui se resserrent amène les fonctionnaires, pour reprendre les termes de Jean-Marc Weller, à "se sentir empêchés de faire le travail qu'ils estiment devoir faire". Il y a là un enjeu majeur de santé au travail.
Les nouvelles contraintes pesant sur le travail des fonctionnaires peuvent en effet avoir de lourdes conséquences, comme en témoignent les récents suicides d'agents au sein de l'Inspection du travail ou d'autres administrations. Ces actes isolés sont autant de signaux d'alerte qui devraient motiver une politique d'identification et de prévention des nouveaux risques professionnels au sein de la fonction publique. Celle-ci reste à construire.