D'ici 2015, les collectivités territoriales qui comptent plus de 50 agents devront s'être dotées de CHSCT. Sauf que la plupart d'entre elles peinent encore à élaborer le document unique d'évaluation des risques professionnels, pourtant obligatoire depuis 2001. De fait, les communes, départements et régions ont du mal à s'emparer des questions de santé au travail, malgré un début de prise de conscience, alors que leurs agents sont exposés à de multiples risques. Afin de remédier à cette situation, la Caisse nationale de retraite des agents des collectivités locales (CNRACL) a pris l'initiative de créer un Fonds national de prévention (FNP), il y a dix ans. "L'un des objectifs de ce fonds est de promouvoir à la fois des actions et une culture de prévention, dans l'intérêt des agents et du service public assure le Dr Omar Brixi, consultant en santé publique et coordonnateur du conseil scientifique du FNP.
250 métiers différents
"La vraie difficulté est l'absence de cohésion et d'esprit de corps au sein d'une fonction publique diversifiée dans ses activités et ses métiers, morcelée sur le territoire et particulièrement exposée aux bouleversements et aux restructurations", complète Laurent Régné, directeur général adjoint de la ville d'Avignon et président du conseil scientifique de l'observatoire social mis en place par la Mutualité nationale territoriale (MNT). Pas facile, en effet, d'élaborer une même politique et des pistes d'actions communes en direction de cette galaxie de 43 600 "employeurs publics", regroupant un peu plus de 1,8 million de fonctionnaires. Un effectif qui a augmenté de près de 50 % en quinze ans, suite à la décentralisation, aux transferts de compétences de l'Etat et aux nouvelles missions dont se sont dotées les collectivités locales. Quelle entreprise pourrait se targuer de devoir gérer, comme certaines grandes villes, près de 250 métiers différents dans des services techniques, administratifs, médico-sociaux, sportifs ou culturels ?
La banque nationale de données du FNP fournit pourtant des informations sur la fréquence et la gravité des atteintes professionnelles dans la fonction publique territoriale. En 2010, 82,3 % des événements déclarés correspondaient à des accidents de travail, 13,9 % à des accidents de parcours ou trajet et 3,8 % - en réelle progression - à des maladies professionnelles. "La courbe des accidents du travail et des maladies professionnelles ressemble à celle du régime général, précise le Dr Brixi. Y compris en ce qui concerne l'augmentation de la gravité avec l'âge et la fréquence plus importante chez les jeunes."
Avec 85 % d'agents de catégorie C, au bas de l'échelle, affectés pour l'essentiel à des tâches d'exécution, "la territoriale est essentiellement une industrie de main-d'oeuvre", souligne Jack Bernon, chargé des questions de santé au travail à l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (Anact). "Dans certains endroits, les communes sont devenues les premiers employeurs de la région, indique ce dernier. Et elles continuent d'assumer une vocation sociale d'accueil des populations les plus fragiles. Les conséquences sont inéluctables sur l'emploi, l'organisation et les conditions de travail."
Des risques prioritaires
Jusqu'à présent, les efforts de prévention ont porté en priorité sur des secteurs d'activité présentant des risques physiques, chimiques ou biologiques importants : les espaces verts, le ramassage et le traitement des déchets, ainsi que la petite enfance dans les crèches, garderies et maternelles. En ciblant les personnels les plus exposés. La pénibilité du travail fait aussi l'objet de démarches. A Montataire, commune de 12 000 habitants dans l'Oise, la découverte d'un taux d'absentéisme de 28 % parmi le personnel féminin des maternelles a entraîné une révision des conditions d'organisation du travail dans les écoles, selon "une approche globale incluant la définition des missions, le changement du matériel et les actions de formation", note Latifa Hasni, DRH. En Seine-Saint-Denis, département particulièrement sensible avec 8 000 agents répartis sur 300 sites, l'élaboration du document d'évaluation des risques a mis en évidence la prévalence de "risques émergents", notamment en matière de troubles musculo-squelettiques (TMS), après le transfert des quelque 1 400 personnels techniques et de service des collèges. Une étude ergonomique a été engagée à titre expérimental pour tenter d'apporter des solutions.
En appui aux collectivités, l'observatoire social de la MNT a choisi, de son côté, d'approfondir des réflexions thématiques sur l'évolution et les transformations des métiers. Dernière en date, l'étude consacrée aux jardiniers précède un rapport consacré à l'impact des technologies numériques sur le management et le ressenti des agents. Avec le soutien financier du FNP, un certain nombre de collectivités multiplient aussi les initiatives pour tenter d'atténuer différentes formes de souffrance au travail, en lien notamment avec des violences subies par des agents.
Un collectif d'éboueurs CGT sur les conditions de travail
Ils se sentent ignorés et incompris de la population, parfois vilipendés lorsque les déchets s'amoncellent sur les trottoirs en cas de mouvement social. A la suite de conflits qui ont eu lieu à Lyon et à Bordeaux au début 2012, les éboueurs CGT d'une dizaine de villes et départements se sont regroupés dans un collectif de la filière collecte et traitement des déchets. Une fois par mois, au siège de la confédération, à Montreuil (93), ils échangent sur "leurs expériences et leurs pratiques à partir des disparités d'organisation du travail", explique Sébastien Cravéro, animateur du collectif
La reconnaissance de la pénibilité des conditions de travail des éboueurs est loin d'être une évidence. Une étude pour en évaluer l'impact sur les départs en retraite des carrières longues2, commandée en 2002 par les industriels, n'a pas été suivie d'effet. Publiée en 2006, elle révèle pourtant que l'espérance de vie à 60 ans des éboueurs se situe trois ans au-dessous de celles des autres agents territoriaux. Par ailleurs, les éboueurs ont une espérance de vie inférieure de un an à celle des ouvriers, qui eux-mêmes vivent six ans de moins que les cadres.
Certaines organisations du travail sont particulièrement mises en cause. Notamment le système du "fini-parti", qui autorise l'arrêt du travail dès l'achèvement de la tournée. Résultat ? L'accélération des cadences, la course incessante "au cul du camion", les sauts répétés des plates-formes et la manipulation effrénée des conteneurs accentuent la gravité des accidents et provoquent l'apparition prématurée de troubles physiques chez les "ripeurs".
Une charte nationale
Une charte nationale pour l'amélioration de la sécurité et de la santé au travail a bien été adoptée en 2010, à l'issue de travaux menés par l'Association des maires de France, les industriels, l'Assurance maladie et le Fonds national de prévention de la Caisse nationale de retraite des agents des collectivités locales. Pour le collectif CGT, la reconnaissance de la pénibilité passe sans doute par la prévention, l'amélioration de l'organisation du travail et l'adaptation des matériels et équipements. Mais elle devrait surtout se traduire par la réduction des disparités, la diminution des horaires de travail et l'anticipation de l'âge de départ à la retraite. # M. D.
Elie Maroglou, responsable du service de prévention de la ville de Lyon et président de l'association ResPECT, qui réunit des préventeurs et ergonomes de diverses collectivités, se souvient de la mise en place, dès le début des années 1990, de groupes de prévention ciblés contre les violences externes, agressions et incivilités commises à l'égard des agents en première ligne, dans les transports en commun, les mairies de quartier, les piscines ou sur la voie publique. Face à l'augmentation de ce type de violences, la ville de Clermont-Ferrand a proposé des groupes de travail, associant les syndicats, pour détecter les situations difficiles et apporter des réponses relatives à l'organisation du travail des personnels au contact du public. Le conseil général de Seine-Saint-Denis, quant à lui, a inclu dans son plan de prévention une cellule de soutien psychologique pour les agents confrontés à des violences, voire à la mort, et souffrant de stress posttraumatique.
Malaise profond
C'est pourtant un phénomène plus insidieux qui, de l'intérieur, risque d'amplifier les tensions et d'aggraver les troubles psychosociaux. Pour le Dr Brixi, les phénomènes de souffrance constatés dans le privé n'épargnent pas "la territoriale, désormais soumise à l'intensification du travail, à la précarité, au culte de la performance et aux réorganisations". "On a allégrement transposé les règles d'organisation et de management du privé dans le secteur public. Au risque de le déstabiliser", analyse-t-il. Avec la réduction des effectifs et la diminution des ressources, "les directions vont être chargées de décisions dont la mise en oeuvre nécessite des compétences qu'elles n'ont pas forcément", relève Gilbert de Terssac, sociologue et directeur de recherches du CNRS au Centre d'étude et de recherche sur travail, organisation et pouvoir (Certop). Il s'inquiéte notamment pour "les cadres et la hiérarchie intermédiaire, pierre angulaire de l'évolution du système". Selon lui, il y a urgence à s'interroger sur "les causes du malaise organisationnel, la place des agents dans le système, le sens du service public, l'absence de reconnaissance, d'écoute et de communication". A la ville de Lyon, des groupes locaux de prévention ont été créés, avec l'appui de l'Anact, pour "identifier les facteurs déterminants d'un malaise quirisque de se révéler d'autant plus grave s'il n'est pas accompagné d'une démarche d'écoute active et d'empathie", explique Elie Maroglou.
"Nous sommes confrontés à un vide de pensée politique sur la réalité du travail", déplore Philippe Bouvier, de la fédération CGT des services publics, qui s'est associé à Gilbert de Terssac pour tenter d'analyser les liens entre les évolutions de l'activité et les malaises organisationnels dans la territoriale. A l'origine du site www.comprendre-agir.org, il continue d'alimenter la réflexion pour, dit-il, "redonner la parole et du pouvoir aux agents de la fonction publique territoriale". Sous la menace d'une mise en cause de leur responsabilité, les élus, surtout lorsqu'ils sont à la tête d'une collectivité de plusieurs milliers de salariés, prennent peu à peu en compte l'incidence des décisions politiques sur l'organisation du travail. "Nous commençons à avoir une certaine visibilité sur la triade infernale des TMS, CMR
et autres risques psychosociaux", soutient Omar Brixi. Pour autant, "il reste à évaluer les effets des actions engagées".