Les difficultés que rencontrent aujourd'hui les policiers dans leur activité ne sont pas étrangères aux nouvelles orientations données à l'action des services publics ces dernières décennies. Ceux-ci doivent désormais répondre à des exigences de rentabilité et de qualité de service normalisée, conduisant à des transformations éthiques et techniques du travail. Dans la police, on est ainsi passé d'un service rendu au "citoyen" à des services spécifiques pour des "usagers". La police doit satisfaire une variété de demandes et de besoins, et surtout considérer les actions engagées pour y répondre tant du point de vue de leur rentabilité/efficacité que de critères de qualité.
Une étude menée en 2006 sur les modifications apportées à l'activité des gardiens de la paix a permis de révéler, d'un point de vue ergonomique, ce qui fait difficulté dans leurs situations de travail et les effets sur leur santé (voir "A lire"). Ces policiers ont pour mission de faire respecter l'ordre, d'assurer la sécurité et de lutter contre la délinquance. Leur activité est cadrée par des procédures strictes sur la manière d'intervenir auprès des délinquants et par des règles administratives relatives à l'application de la loi. Leur travail se réalise sur la voie publique, avec des interpellations à leur initiative ou des interventions suite à des appels. Il s'agit d'une police généraliste, non spécialisée.
Culture du chiffre et nouvelles obligations
Tout d'abord, l'activité de ces policiers est impactée par trois grandes tendances : une augmentation de la population précaire rendant plus complexe leur intervention et le traitement des situations ; une mutation vers l'informatique, source de contrôle et de traçabilité des actions ; une pression accrue liée aux contraintes économiques. Mais ce ne sont pas ces évolutions qui ont changé leur relation aux usagers.
Deux phénomènes y ont plus nettement contribué : la mise en place d'une culture du chiffre, d'une part, et de nouvelles obligations concernant la prise en charge des victimes et des délinquants, d'autre part. Le passage vers une culture du chiffre est corrélé au renforcement des politiques de répression. La police de proximité, plus axée sur la prévention, a été supprimée en 2004, considérée comme un "luxe" par le ministère de l'Intérieur. Les policiers doivent également s'occuper désormais autant des victimes que des agresseurs. Les usagers, victimes ou délinquants, ont des droits : ils peuvent déposer une plainte en cas de mauvais traitement. A l'inverse, de nouveaux comportements apparaissent, comme le non-respect de l'autorité des policiers, que ces derniers doivent gérer. Enfin, pour établir un procès-verbal, ils doivent à présent trouver un consensus sur la définition de l'infraction ou de l'incident avec les personnes concernées.
En dehors de ces nouvelles prescriptions, les policiers doivent gérer deux types de contraintes :
- - celles imposées par la hiérarchie, concernant les objectifs à atteindre en termes de résultats quantitatifs, les tâches à accomplir et leur organisation, les règles générales et spécifiques d'intervention et les moyens de travail associés, la composition des équipes, les temps alloués...
- - celles issues du terrain, liées à l'imprévisibilité des réactions des usagers, aux risques, etc.
Au quotidien, ces contraintes organisationnelles peuvent générer des contraintes psychosociales. Les agents sont en effet confrontés à des conflits dans la réalisation de leurs tâches entre leur conception du "vrai" travail policier et les attendus sur le rendement, la qualité de prestation au public, l'usage de la force, le respect des règles. Ces contradictions entre le cadre fixé par l'organisation du travail et les règles collectives de métier sont à l'origine de tensions pour les policiers et rendent difficile leur gestion.
Ainsi, la culture du chiffre est en décalage avec le travail réel sur le terrain, puisque 80 % des interventions des gardiens de la paix concernent des situations de différends familiaux ou de voisinage. Chercher à "faire du chiffre" peut devenir une contrainte quand l'activité se rapproche d'un travail social de gestion de personnes en situation de grande précarité. Les policiers gèrent donc quotidiennement des dilemmes entre des normes quantitatives déconnectées du réel et des normes qualitatives subjectives. Ils sont sans arrêt interrogés dans leurs actes sur leur façon de définir le travail "bien fait".
Situations critiques
La variabilité des situations d'interpellation, liée aux comportements des usagers et aux circonstances, oblige les policiers à mettre en oeuvre des stratégies visant à éviter une dégradation des conditions d'intervention. Pourtant, il arrive que, malgré leur expérience, des policiers âgés ou jeunes se trouvent dans des situations de débordement difficiles à gérer. L'anticipation d'une situation dégradée est faible. Le policier ne sait pas toujours ce qu'il va trouver sur place, le cas n'est pas prévu par la loi, l'usager n'est pas coopérant... L'intervention dans ces contextes peut conduire à des erreurs d'interprétation et de discernement.
Pour faire face aux situations critiques, deux stratégies sont possibles : d'une part, la réélaboration des règles officielles par les policiers en règles collectives de gestion de ces situations ; d'autre part, une anticipation de la situation à venir, notamment par une meilleure connaissance de la population. L'usage de ces stratégies par les policiers varie selon leur façon de se représenter les situations critiques, mais aussi selon leur relation avec la hiérarchie et le fonctionnement collectif de l'équipe de travail.
Tout dépend également de l'organisation du travail. Par exemple, la manière dont le cadre constitue les équipes peut favoriser le déroulement de l'intervention policière : mettre dans la même voiture des anciens et des jeunes, ou équilibrer la répartition entre hommes et femmes, ou entre ceux qui connaissent bien un quartier difficile et d'autres un peu moins, peut faciliter l'adaptation des règles par rapport au contexte et à la population.
Les contraintes évoquées plus haut peuvent conduire, selon les circonstances, à des effets sur la santé, en lien avec la charge mentale, les émotions ou la fatigue qu'elles génèrent. Faut-il le rappeler, la police est l'une des activités où il y a le plus de suicides au travail, de dépressions et de troubles de sommeil. Ces contraintes peuvent notamment générer des tensions chez les policiers les plus âgés et expérimentés, qui ont connu un autre type de relation avec les citoyens, le service à l'"usager" ne correspondant pas à leur façon de rendre service à la population.
Ainsi, ce n'est pas tant le fait d'être confronté à des émotions fortes - face à la mort, la violence, la maltraitance, la misère... - qui semble coûteux pour les policiers, mais plutôt la tension qu'ils peuvent ressentir psychologiquement en étant empêchés de réaliser leur travail en raison de nouvelles exigences contradictoires avec la conception qu'ils en ont.