Les agents de l'administration fiscale ont-ils payé un trop lourd tribut lors de sa réforme ? Depuis la fusion en 2008 des Impôts et du Trésor public, les organisations syndicales dénoncent une aggravation des conditions de travail. "Nous constatons une dégradation de la vie au travail après une restructuration à la hache et la suppression de milliers d'emplois, sans diminution de la charge de travail... Nous sommes à flux tendu avant même la suppression de 2 023 emplois prévue en 2013", affirme ainsi Michel Faure, secrétaire national du syndicat CGT Finances publiques. Une inquiétude partagée par Vincent Drezet, secrétaire général du syndicat Solidaires Finances publiques : "Depuis 2002, nous avons perdu 25 000 emplois, surtout en catégorie C, pour l'essentiel depuis la fusion Impôts/Trésor en 2008, alors que les agents connaissent multiplication et complexification de leurs tâches."
Une étude menée en 2011 par une équipe du Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), à la demande de la direction générale des Finances publiques (DGFIP), a constaté une intensification du travail, due aux réorganisations multiples, aux changements législatifs, aux objectifs quantitatifs, à un "bombardement procédural" et à la mise en service de logiciels inadaptés. La Révision générale des politiques publiques (RGPP), qui s'est traduite par le non-remplacement d'un fonctionnaire partant en retraite sur deux, est également pointée du doigt par les syndicats. Ainsi que le développement de permanences d'accueil pour les usagers en mal d'information sur leurs impôts, la prime pour l'emploi...
Embouteillage
Ces permanences sont souvent surchargées. A Saint-Denis (93), des contribuables excédés ont ainsi signé en novembre une pétition pour exiger "l'embauche de personnels statutaires pour permettre l'accueil dans de bonnes conditions". Selon Solidaires, dans ce service des impôts des particuliers (SIP), il manque une vingtaine d'agents et les dix qui devraient arriver "en urgence" ne seront pas formés. Dans un rapport de février 2012 sur l'amélioration des relations entre l'administration fiscale et les contribuables, la Cour des comptes a elle aussi signalé un "embouteillage" dans les services de la DGFIP, "l'une des administrations ayant le plus de relations avec les usagers", et relevé chez les agents "la crainte des réactions de certains usagers comme la violence physique, verbale ou par écrit (harcèlement par courriels) conduisant certains agents à refuser d'afficher leur identité".
Les agressions "externes" font à présent l'objet d'un suivi par l'administration. Tout comme les agressions "internes". Car les tensions dans les services dégénèrent parfois en altercations entre agents. "Il existe désormais une fiche de signalement des agressions, qui doit être généralisée", indique Léna Lainé, membre du bureau national de Solidaires Finances publiques et du CHSCT ministériel, qui regrette une "dégringolade" dans les relations entre collègues. La fusion des services s'est accompagnée de réorganisations des locaux, avec la mise en place d'open spaces ou l'allocation de surfaces de travail trop exiguës, ce qui contribue également à exacerber les tensions. "Des déménagements ont été effectués sans concertation dans des espaces non adaptés, voire des surfaces insuffisantes", confirme Michel Faure.
Management par la performance
Ces tensions se nourrissent aussi de frustrations sur d'autres sujets, comme le gel du point d'indice depuis 2010, les difficultés rencontrées pour obtenir une mutation, un changement de catégorie ou de grade. Bref, d'un sentiment d'absence de reconnaissance, après une "harmonisation par le haut" des statuts, lors de la fusion, qui a principalement bénéficié aux cadres supérieurs.
Les syndicats évoquent enfin une augmentation des risques psychosociaux, des syndromes dépressifs, et même une vingtaine de suicides ou tentatives ces dernières années à la DGFIP. Une souffrance psychique qu'ils relient, entre autres, à la mise en oeuvre de méthodes de gestion empruntées au privé, avec des objectifs quantitatifs imposés, sources de perte de sens et de repères dans le travail. "Pilotage, management : laissez-nous respirer", titrait Solidaires dès 2010 dans un tract dénonçant "un suivi parasite éloigné du travail réel et des vrais enjeux", alors que "les agents ont besoin de soutien et d'être sécurisés dans les procédures". De son côté, l'étude du Cnam a noté l'ambiguïté du pilotage par la performance : "Les agents parlent métier, on leur répond indicateurs." Il y est aussi écrit que "l'urgence n'est plus de traiter les tâches en fonction de leur importance par rapport aux missions, mais celles qui pèsent sur les objectifs". D'où des "bidouillages" pour satisfaire l'indicateur. "Aujourd'hui, on fait de l'abattage, on ne fonctionne que par indicateurs, avec des méthodes de management par la performance peu soucieuses de la qualité du travail", s'insurge Michel Faure. "Les chefs de service opèrent dans un cadre de plus en plus contraint et pilotent des tableaux de bord au détriment de leur expertise", ajoute-t-il. Suite à l'étude du Cnam, des indicateurs ont été supprimés par la direction. Mais la moitié est restée.
"Faciliter l'accomplissement des tâches dévolues aux agents"
Martine
Rossard
Comptez-vous aménager les nouvelles procédures de travail, la course à la productivité et le pilotage par tableaux de bord en cours à la DGFIP, jugés délétères par les syndicats ?
Hugues Perrin : Une réflexion a été conduite autour du pilotage par la performance et une étude a été réalisée par le Conservatoire national des arts et métiers en 2011. Le dispositif du dialogue de gestion a été revu et le nombre des indicateurs a largement diminué. Ils ont été adaptés afin de moins peser sur le quotidien des agents. Une démarche générale de réflexion et de mise en oeuvre de simplification vient d'être lancée. Des mesures concrètes sont déjà opérationnelles, afin de faciliter l'accomplissement des tâches dévolues aux agents, en particulier dans le cadre des relations avec les usagers. Par ailleurs, l'action de la DGFIP en 2012 a porté particulièrement sur l'aide et l'accompagnement des cadres en matière de conditions de vie au travail et de prévention des risques psychosociaux. Une étude a été réalisée au cours du premier semestre 2012 par l'Ires [Institut de recherches économiques et sociales, NDLR] sur le thème de l'environnement de travail des cadres de proximité. De nouvelles pistes d'action seront dégagées.
Qu'attendez-vous de la mission de médiation confiée à l'Ires ?
H. P. : L'Ires intervient notamment pour former les "facilitateurs", chargés de l'animation des espaces de dialogue sur le travail. Ses travaux sont très précieux pour analyser les constats effectués au sein de ces espaces, afin de pouvoir en tirer des actions visant à l'amélioration des conditions de vie au travail.
Face aux problèmes soulevés par les syndicats, la DGFIP met en avant "un processus durable et ambitieux" d'amélioration des conditions de travail lancé en 2008 (voir interview page précédente). Elle cite notamment le déploiement du document unique d'évaluation des risques professionnels, la rédaction d'un guide de prévention des risques psychosociaux, la valorisation et la professionnalisation des assistants de prévention (ex-Acmo ou agents chargés de la mise en oeuvre des règles d'hygiène et de sécurité) et la création de formations.
Des mesures jugées insuffisantes par certains syndicalistes. Ainsi, pour Léna Lainé, les formations s'apparentent parfois plus à une sensibilisation, compte tenu de leur durée : une heure trente sur la gestion du stress et deux heures sur la santé et la sécurité au travail. Cette syndicaliste signale aussi la pénurie de médecins de prévention : un seul dans le 93 pour 6 000 agents. Et si elle se réjouit de l'existence pionnière d'un service d'ergonomie à la DGFIP, elle constate un "fossé phénoménal" entre les intentions et le terrain. Les engagements pris lors du premier comité technique paritaire ministériel consacré aux conditions de travail n'auraient pas été respectés. "Dès qu'on aborde la question de l'emploi et de son impact sur l'organisation du travail, il y a blocage", déplore-t-elle. A son avis, la haute hiérarchie en reste au stade de "la prise de conscience"
Des lieux d'expression sur le travail
Le service ressources humaines de la DGFIP souligne pour sa part la création d'"espaces de dialogue" dans les services. Des lieux d'expression sur le travail mis en place avec l'Institut de recherches économiques et sociales (Ires), suite à un appel d'offres lancé par la DGFIP pour une "médiation sociale" visant à améliorer le dialogue entre les agents et la hiérarchie. "Ayant constaté l'absence de débat dans les réunions avec la hiérarchie et la prédominance des communications par email, nous avons proposé l'outil "espaces de dialogue", animés par un "facilitateur" et sans la hiérarchie, expose Bernard Brière, de l'Ires. Ces rencontres sur les temps et lieu de travail, sans thème imposé, ouvertes sur la base du volontariat, ont été expérimentées dans six départements et étendues en 2012 à vingt-cinq départements." Le facilitateur, appartenant à l'Ires ou formé par ce dernier, relève les observations anonymisées dans le cadre des espaces et les transmet à la direction qui doit y répondre. Au cours d'une seconde réunion, les participants s'expriment sur les réponses fournies par l'encadrement de proximité, la direction locale ou nationale.
"Nous accompagnons les directions pour les réponses, explique Bernard Brière, car elles ne sont pas forcément formées pour répondre aux problématiques posées et elles pourraient rester dans des postures de déni." Il leur est suggéré de "rééquilibrer entre performance productive et performance sociale et d'agir sur les causes du malaise". L'Ires a par ailleurs participé à l'élaboration d'un tableau de veille sociale, avec des indicateurs, et du guide de prévention des risques psychosociaux. En 2012, une étude intitulée Cadres de proximité : construire un environnement capacitant a également été menée, dont les recommandations n'ont pas encore été révélées.
Plutôt réservées à l'origine, les organisations syndicales montrent un intérêt teinté de réalisme face à la création des espaces de dialogue. "L'administration aurait voulu prendre l'initiative de ces espaces, mais cela provoquait des réticences, donc ce sont les agents eux-mêmes qui les demandent", précise Michel Faure. Les sections syndicales peuvent y participer ou non et sont destinataires, ainsi que les comités techniques paritaires et les médecins de prévention, des relevés de discussions. "Les espaces sont positifs, mais on bute sur les moyens en effectifs", se désole malgré tout Michel Faure. A Solidaires, Lena Lainé note que ces lieux de parole confirment les constatations des militants : la perte de sens du travail, des managers perçus comme des surveillants, que ce soit en milieu urbain ou rural, dans de gros ou petits départements. De son côté, Vincent Drezet fait état d'une attente très forte de décisions chez des agents mi-résignés, mi-mécontents face à l'absence de résultats du dialogue social.