Il est un paradoxe troublant : le dialogue social est sur toutes les lèvres, alors que le législateur… s’y est très peu intéressé. D’un côté, le dialogue social sur le travail semble s’imposer partout : dans la concertation avec les syndicats prévue par le premier article du Code du travail, dans la négociation collective, dans la consultation des représentants du personnel, dans l’expression directe des salariés et dans tout autre moment ou circonstance, à l’occasion desquels la thématique du travail est évoquée, partagée, débattue et questionnée, y compris de façon informelle.
Pour autant, un observateur de la loi note rapidement que les occurrences de ce terme sont très peu nombreuses dans le Code du travail. Elles concernent modestement certaines instances particulières (le Haut Conseil du dialogue social, par exemple, qui intervient auprès du ministre en charge du Travail dans le processus de reconnaissance de la représentativité des organisations syndicales) ou la formation des acteurs de la négociation collective, ou encore la possibilité d’une aide publique en cas de développement dans l’entreprise dudit dialogue et, plus récemment, le dialogue social de secteur entre les plateformes numériques (de transport, de livraison…) et les travailleurs indépendants.
D’ailleurs, dans la pratique et le langage courant, le dialogue social renvoie d’abord (et souvent exclusivement) à la négociation collective et à la représentation du personnel dans l’entreprise. Le raccourci est d’autant plus aisé que, depuis la loi El Khomri de 2016 et les ordonnances Macron de 2017, une dynamique réelle, un mouvement fort, voire une incantation directe ou indirecte au dialogue social se sont fait jour, la santé au travail n’échappant aucunement à la tendance.
Baisse de la représentation des salariés
D’une manière générale, ce renvoi pose le primat de la négociation collective et le recul subséquent de la loi. Dans les faits, cette consécration de la première comme vecteur principal du dialogue social a néanmoins abouti à un recul de la place de la santé au travail dans les négociations de branches et à une faible part de négociations d’entreprise portant expressément sur ce thème. Celles menées jusqu’à dernièrement sur la qualité de vie au travail (QVT) en attestent. Dans l’ensemble, la plupart de ces accords contiennent peu d’innovations et demeurent en retrait sur la prise en compte des conditions de travail et l’amélioration de la prévention. En outre et plus globalement, la proportion des accords d’entreprise négociés par les délégués syndicaux est en très nette diminution depuis 2017, toutes thématiques confondues, ce qui en dit long sur la place accordée à ceux qui devraient pourtant être des acteurs importants et premiers du dialogue social.
La disparition des CHSCT (obligatoires dans les structures à partir de 50 salariés) au profit des CSSCT (qui s’imposent dorénavant à partir de 300 personnes) marque également un net déclassement des élus du personnel sur la santé au travail : au total, ces représentants sont statistiquement moins nombreux et la réduction des instances dédiées aux conditions de travail et à la prévention, disposant de moyens propres liés à ces objectifs, est incontestable. Dans les faits, le transfert aux acteurs de l’entreprise de la responsabilité d’élaborer les normes concrètes et opérationnelles pour la représentation des salariés et le fonctionnement des CSE n’a pas joué en faveur des élus, lesquels se retrouvent affaiblis sur les questions de santé au travail.
Quadrature du cercle pour les élus du CSE
L’équation se révèle éminemment complexe pour ceux qui restent, au sein de l’instance unique qu’est le CSE : comment continuer à traiter les problèmes du travail et/ou les intégrer à des sujets financiers, stratégiques, économiques, sociaux ou d’emploi, lorsque l’on sait que de tels enjeux deviennent nécessairement des priorités en cas de difficultés ou de crise ? Par ailleurs, avec des moyens moindres et en étant par définition éloignés des cercles de décision et de gouvernance, est-il possible d’espérer que les représentants de proximité, susceptibles d’être mis en place par voie conventionnelle, compensent effectivement l’action des anciens CHSCT ?
Un dialogue social « au rabais » c’est-à-dire aseptisé, non clivant, dirigé et/ou circonscrit est-il tenable sur le travail et la santé des salariés ? Nous ne le croyons pas. Comme l’a bien démontré Yves Clot, professeur émérite de psychologie du travail au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), la nécessité du conflit est absolue dans le champ professionnel. Il ne s’agit pas d’un antagonisme au sens de l’affrontement, de l’opposition ou du blocage systématiques ou vains. Le conflit ici entendu est celui qui permet plutôt l’échange, la confrontation, l’arbitrage, la polémique, le désaccord constructif et le contradictoire, comme disent les juristes. De ce point de vue, le travail et la santé doivent et ne peuvent être qu’un sujet de conflit et donc, de dialogue social. Or, pour être porteur et effectif, un tel dialogue suppose des acteurs légitimes et légitimés, des procédures établies et des moyens concrets. Le document unique d’évaluation des risques (DUER) pourrait à cet égard devenir un outil approprié. En effet, la loi d’août 2021 sur la santé au travail a renouvelé son cadre juridique : le CSE est désormais associé à son élaboration, les services de prévention et de santé au travail sont impliqués dans l’évaluation, il doit être conservé quarante ans…
La dimension « conflictuelle », c’est-à-dire nécessairement partagée, du dialogue social sur le travail ne doit pas être sous-estimée mais, au contraire, pleinement encouragée. Cependant, il ne semble pas que cet axe ait été privilégié par toutes les dernières réformes.