Le BTP est un secteur qui recrute et offre des possibilités d'évolution de carrière à des jeunes ayant un bas niveau de qualification. En même temps, ce secteur a du mal à fidéliser ses nouvelles recrues, malgré un contexte de chômage. Il est vrai que le travail y est pénible physiquement, avec un risque accru de troubles musculo-squelettiques (TMS) et de douleurs lombaires. L'adoption fréquente de postures pénibles et le port de charges y sont pour beaucoup. Les pressions temporelles également, qui se renforcent sur les chantiers en raison de délais de plus en plus serrés pour la réalisation des travaux.
Ces problèmes ne concernent pas seulement les plus âgés. Des études montrent que, dès les périodes d'apprentissage, de jeunes salariés peuvent ressentir des douleurs lombaires et ostéoarticulaires. La faible attractivité du BTP est aussi liée au risque d'accident, bien réel, qui peut en effrayer certains : les apprentis et les intérimaires sont les plus touchés. Pourtant, et c'est ce qui constitue un paradoxe spécifique à ce secteur, des valeurs positives sont toujours associées aux métiers du BTP. On parle souvent en des termes positifs de la culture du bâtiment ; des valeurs familiales y sont parfois rattachées. Malgré sa pénibilité, les ouvriers du secteur trouvent leur travail varié, estiment avoir de l'autonomie et ont l'impression d'apprendre.
Face au déficit de main-d'oeuvre, des dispositifs d'accueil et de formation en direction de jeunes actifs ont vu le jour dans certaines entreprises. Mais leurs difficultés à séduire persistent. Des difficultés qui, si l'on y regarde de plus près, ne tiennent pas qu'à la pénibilité du travail, mais aussi aux conditions d'intégration des jeunes recrues sur le terrain, avec des enjeux en termes de risques professionnels.
Une formation inadaptée
Dans une entreprise de BTP, ces aspects ont fait l'objet d'un travail d'observation mené par des ergonomes. Les gestionnaires des ressources humaines de cette entreprise ont initié une politique volontaire en matière de formation et de recrutement de nouveaux salariés, afin de rompre avec l'emploi massif d'intérimaires et de développer la qualité sur les chantiers. Toutefois, ils constatent une déperdition importante entre le nombre de personnes ayant suivi la formation et celles engagées en contrat à durée de chantier quelques semaines plus tard. Comment l'expliquer ?
Le premier problème se situe dans la formation elle-même. La technique du métier n'y est pas centrale. La complexité des gestes pour un travail "manuel", considéré de bas niveau de qualification, est sous-estimée. Une formation de cinq semaines dans un centre avec trois semaines de stage sur les chantiers suffisent, selon les gestionnaires, à régler l'apprentissage du métier. Les mêmes gestionnaires se préoccupent plus de la transmission de composantes "comportementales" : les valeurs, la motivation...
Dans une certaine mesure, les anciens salariés partagent cette préoccupation. Lors des stages, les plus anciens demandent d'abord aux nouveaux de faire preuve de vaillance, d'avoir du respect et de s'intéresser à la vie de chantier. Alors que les jeunes sont davantage en demande sur l'apprentissage de la dimension technique du métier et sur la compréhension de l'organisation du chantier.
A titre d'exemple, une tâche élémentaire, comme serrer un écrou papillon avec un marteau, peut paraître simple pour les gestionnaires. Après tout, il ne s'agit que de taper sur les ailettes d'un écrou. Mais un nouveau ne verra pas forcément que l'ouvrier expérimenté, quand il frappe, écoute aussi le son émis par l'écrou sous l'action du marteau. Quand celui-ci devient aigu, c'est bon ! "Le papillon chante", comme disent les anciens, et le serrage est de qualité. Combien de fois, sur les chantiers, des nouveaux continuent à frapper, au prix d'efforts inutiles, jusqu'à ce qu'un ancien attire leur attention sur ce son !
Si ces savoir-faire, mis en lumière par l'analyse du travail réel, étaient intégrés dans les formations, cela permettrait de réduire le risque de ressenti de douleur, de pénibilité du travail lors des apprentissages. Cela renforcerait aussi l'intérêt des nouveaux pour un travail plus technique qu'il n'apparaît. En outre, cette absence du travail réel dans le contenu des formations favorise des modes d'apprentissage "opportunistes", qui s'apparentent à de l'apprentissage sur le tas. Ce mode d'acquisition des savoir-faire, où l'on apprend en faisant des essais et des erreurs, peut avoir des vertus. Mais il peut aussi décourager les nouveaux, amenés à se débrouiller seuls.
Les risques de l'apprentissage sur le tas
En dehors des pertes de temps et d'efficacité occasionnées par ce mode d'apprentissage, ce dernier encourage également des prises de risque de la part des jeunes. Une participation plus active de la main-d'oeuvre âgée à la formation des nouvelles recrues constituerait un atout pour la protection de leur santé. Les travailleurs expérimentés mettent en oeuvre des savoir-faire de prudence qui leur permettent d'être efficaces, en limitant les prises de risque. A l'image de ce chef d'équipe qui, apercevant un stagiaire serrant un étai à l'aide d'un arrache-clou, l'interrompt immédiatement en lui expliquant qu'il prend un risque important si l'outil glisse. Il en profite pour lui montrer le geste approprié, moins dangereux et requérant moins d'efforts.
Enfin, l'apprentissage sur le tas s'inscrit dans les conditions de travail et les contraintes imposées sur le chantier. De ce fait, il reste invisible et n'est pas pris en compte dans l'organisation du travail. Et si les contraintes s'aggravent, les conditions de l'apprentissage sur le tas s'en ressentiront forcément.
Dans l'entreprise citée, beaucoup de stagiaires se sont retrouvés directement dans l'effectif de production. Certaines équipes du chantier accueillaient davantage de stagiaires que d'anciens. L'une d'entre elles était même constituée uniquement de stagiaires. Ces derniers sont alors encore beaucoup plus dans l'improvisation, avec des risques à la clé. Ce déficit d'anciens était dû, pour partie, à la période choisie pour le stage. L'accueil sur le chantier s'est fait en été, au moment où de nombreux salariés étaient en vacances.
Afin d'éviter ce scénario, les gestionnaires devraient prévoir, dans l'action de formation, les conditions dans lesquelles l'apprentissage devra se poursuivre sur le poste de travail. Depuis plusieurs années, l'intensification du travail condense ces temps d'apprentissage et de transmission, en fragilisant les collectifs. Un enjeu réside donc dans l'importance de consacrer des temps spécifiques aux échanges sur le travail et à la transmission des savoir-faire. Il est nécessaire d'être soustrait, au moins partiellement, aux contraintes productives pour se consacrer à l'apprentissage. C'est-à-dire être surnuméraire le temps qu'il faut, favoriser la présence d'un tuteur, de collègues de façon répétée. Il y a là un enjeu tant du point de vue de la transmission des savoir-faire que de la prévention des risques pour les jeunes recrues.