Ils seraient individualistes, inconstants et infidèles. Les yeux en permanence rivés sur l'ordinateur ou le portable, les oreilles reliées par des écouteurs et l'attention toujours en éveil sur les réseaux sociaux. Cette caricature des moins de 30 ans au travail, véhiculée par le concept de "génération Y", n'est pas vraiment flatteuse. A y regarder de près, elle ne résiste guère à la réalité.
Dans une étude consacrée à l'approche comparée du rapport au travail entre les moins de 30 ans et les plus de 50 ans, Béatrice Delay, sociologue et directrice de l'Observatoire régional emploi formation d'Ile-de-France, ne distingue pas d'opposition radicale entre ces deux catégories de la population active, les plus exposées à la précarisation de l'emploi. Pour les uns comme pour les autres, le travail reste une valeur déterminante, même s'il tend à prendre une place relative, au regard de la sphère privée notamment. En revanche, remarque-t-elle, le fossé "intragénérationnel" n'a cessé de se creuser entre les non-qualifiés et les plus diplômés.
Des incertitudes intériorisées
A force d'entendre décliner la crise sous toutes ses formes, dans les médias et dans la proximité familiale, les jeunes ont certes appris à se forger des itinéraires pour contourner les obstacles de l'entrée dans la vie active. "La précarité a produit des effets sur la représentation de l'emploi, analyse François Sarfati, chercheur au Centre d'études de l'emploi. Les jeunes ont totalement intériorisé l'incertitude du marché du travail, ce qui peut en conduire certains à rechercher des formes d'emploi atypiques, au moins provisoirement." Selon lui, pourtant, "le parcours d'insertion professionnelle des jeunes reste avant tout déterminé par le niveau de diplôme et l'origine sociale". Des critères discriminants auxquels s'ajoutent l'origine ethnique et le lieu d'habitation, pour les jeunes actifs issus des cités dites "sensibles".
"Au bas de l'échelle, les plus exposés au chômage, à la précarité et aux mauvaises conditions de travail aspirent le plus à un emploi stable et à une rémunération correspondante", relève François Sarfati. "Mais à 19 ans, tempère-t-il, on ne se sent pasencore forcément une âme de salarié. Et moins on est bon à l'école, plus on est censé présenter un projet professionnel précoce." Certains titulaires d'un bac pro sont tentés par l'université. Un détour le plus souvent voué à l'échec, qui sert aussi d'apprentissage de l'autonomie.
Quant à l'entrée dans la vie active des jeunes issus de l'immigration, elle reste un parcours d'obstacles amplifié : scolarité contrariée et orientation contrainte en fin de classe de 3e vers les filières technologiques et professionnelles, discrimination à l'embauche plus marquée en raison de l'origine, de la couleur de peau ou du patronyme. Dans les zones urbaines sensibles (ZUS), "à niveau et parcours équivalents, le taux de chômage des jeunes du Maghreb et d'Afrique subsaharienne est deux fois plus élevé que parmi les jeunes français d'origine. L'origine ethnique apparaît bien comme un critère discriminant pour les employeurs", constate Yaël Brinbaum, chercheuse au Centre d'études de l'emploi, spécialisée sur l'insertion des jeunes issus de l'immigration. Quelle représentation ces derniers peuvent-ils dès lors avoir du travail ? Un moyen d'échapper à leur sort ou un vecteur de relégation sociale ?
Enfin, les conditions de travail elles-mêmes jouent un rôle important dans la construction du rapport des jeunes au travail. "L'obtention d'un diplôme ne préserve en rien de la déqualification professionnelle : tâches répétitives, pressions temporelles sans rapport à la formation. Ce leurre et ce désenchantement constituent une composante des parcours professionnels qui s'annoncent en début de vie active", note Nathalie Frigul, sociologue et maître de conférences à l'université de Picardie, qui a mené une série d'études sur la perception des questions de santé et de conditions de travail chez les jeunes issus de l'enseignement professionnel. Au cours de leurs stages, les jeunes concernés, dans l'industrie et surtout dans l'hôtellerie et la restauration, ont bien perçu, selon elle, le décalage entre "l'école, lieu d'instruction, et l'entreprise, qui impose ses impératifs de rentabilité"Ils se sont d'emblée approprié les préoccupations liées aux risques professionnels et aux conditions de travail dégradées. Et s'ils tiennent bon, c'est sous la menace du chômage", insiste-t-elle. Tout en regrettant que les questions de santé et de sécurité au travail ne soient pas mieux prises en compte et débattues au retour des stages.
Une attitude pragmatique
Ces différents éléments expliquent-ils les comportements "détachés" chez les jeunes que déplorent certains DRH ? Pour Béatrice Delay, "le décalage est réel entre le niveau élevé d'attente des jeunes à l'égard du travail et le constat, a posteriori, d'une faible satisfaction dans l'emploi"."Le comportement de retrait, souvent interprété comme une posture générationnelle, ne semble pas relever d'une relégation a priori du travail à la périphérie de l'existence, ajoute-t-elle. Il renvoie à une attitude pragmatique adoptée en réaction au déficit de rétribution ou à la faiblesse de possibles évolutions."
Avec des conséquences pratiques sur leur capacité à s'investir durablement dans un travail. "Les jeunes ne s'inscrivent pas dans la durée vis-à-vis de l'entreprise, y compris lorsqu'ils sont en contrat à durée déterminée, complète Béatrice Delay, mais dans une logique de réciprocité à court terme, en fonction de la satisfaction éprouvée au regard de l'intérêt de l'activité, du salaire et des conditions de travail." De fait, dans les activités les plus faiblement qualifiées, à la pratique individuelle, aux possibilités d'évolution restreintes ou aux conditions de travail difficiles, le turn-over des jeunes est particulièrement marqué. C'est le cas notamment dans la restauration rapide, les services à la personne ou encore le nettoyage et le bâtiment.
Une mobilité que l'on retrouve chez les jeunes diplômés du supérieur, mais pour des motifs différents. "Leur objectif est en premier lieu de trouver une activité qui leur plaise, dans laquelle s'investir et s'engager durablement. Quitte à multiplier les cursus, les savoirs et les expériences, dans une stratégie d'empilement des lignes de CV, gages de leur "employabilité observe François Sarfati. La concurrence sur le marché du travail est également rude. "Ces jeunes ont intégré l'idée qu'ils vont entrer dans un système de compétition permanente et que l'emploi stable ne sera pas la règle", précise le sociologue. Un pied dans l'entreprise, l'autre en dehors, l'esprit toujours en état de veille ou d'alerte, à l'affût de ce qui se crée et se libère à l'extérieur. Ce comportement est sans conteste exacerbé dans les secteurs de l'informatique, des technologies de l'information et de la finance. Dès lors, il importe de prendre son temps avant d'espérer se fixer dans l'emploi et de fonder une famille.