Appelons-le Sylvain
. C'est un mécanicien-outilleur de 42 ans, très grand. Mais outilleur, il ne peut plus l'être. Son 1,93 mètre est en partie la cause de ses épreuves. Enfant, à la ferme de ses parents, il portait des sacs de blé ; ses vertèbres en ont souffert. Après son bac professionnel, il a été embauché dans une entreprise de taille moyenne, où il se plaisait et où son travail était apprécié. Mais pour ajuster ses gestes à la machine, il devait ployer le dos. Ces efforts répétés ont causé une hernie discale qu'il a fallu opérer. Ses capacités de travail étant amoindries, il a été déclaré "inapte machines" et réaffecté au magasinage. L'activité a été, par la suite, partiellement sous-traitée et Sylvain, n'étant pas magasinier d'origine, a fait partie des salariés licenciés. Sa reconversion est incertaine : le métier qu'il maîtrise bien est justement celui que sa santé lui interdit dorénavant d'exercer.
Des collectifs de travail décisifs
Nadia, elle, exerce la profession de cuisinière dans une grosse cantine. Comme la plupart des "anciennes", elle a des articulations abîmées. Il lui est difficile de déplacer une marmite lourde ou d'attraper une plaque dans le bas du four. Si elle y parvient, c'est parce qu'un collègue plus jeune lui vient en aide, sans qu'elle ait à le demander ; cela fait maintenant partie des usages de l'équipe. En retour, Nadia assure la formation sur le tas des cuisiniers moins expérimentés, sur les recettes ou la programmation des tâches pour servir les repas à l'heure. Si aucune réorganisation ne vient bousculer ces arrangements quotidiens, et si les recrutements sont suffisants, elle tiendra peut-être sans trop de mal jusqu'à sa retraite.
De son côté, Marco est technicien dans le service après-vente (SAV) d'une entreprise de stores. Le médecin du travail a prononcé une restriction d'aptitude après son long arrêt maladie pour un trouble musculo-squelettique des membres supérieurs. Pour le garder, son employeur a fait ce qu'il appelle "le pari du sur-mesure". Ses compétences ont été renforcées par une formation à la maintenance électrique et électromécanique. Ensuite, des tâches adaptées, en volume suffisant, lui ont été confiées. Au niveau du SAV, Marco s'occupe du portefeuille des collectivités : elles sont proches de l'entreprise, ce qui restreint ses déplacements ; les produits installés sont de petite dimension, ce qui réduit les difficultés de manipulation. Pour compléter ce temps partiel, la direction a créé deux nouvelles activités : des visites de maintenance sur les moteurs des stores vendus ainsi que des interventions pour préparer en amont les chantiers sur les aspects électriques. Marco tient aujourd'hui physiquement son poste, lequel est viable économiquement - ce qui est primordial pour lui.
Une multiplicité de temps
Ces récits ont des points communs. Dans les trois cas, il s'agit de problèmes de santé, à peu près les mêmes, en l'occurrence d'importantes douleurs articulaires. Ils sont pour partie engendrés par la vie de travail et peuvent, à leur tour, fragiliser l'itinéraire professionnel. Là s'arrêtent les similitudes. Le sort de chacun dépend de son parcours et des (im)possibilités de l'infléchir. C'est bien là que réside la difficulté pour comprendre les liens entre la santé et le travail. Lesquels sont complexes, car ils entremêlent une multiplicité de temps : temps de la vie personnelle, temps des organisations du travail, des métiers et des collectifs, temps de la technologie, temps de l'économie... Chacun suivant sa propre logique, ils se concilient plus ou moins bien. Ces accords et désaccords sont "gérés" dans le quotidien avec des effets tantôt positifs - développement des savoir-faire, reconnaissance des compétences, évitement de contraintes pénibles -, tantôt négatifs - placardisation, exposition à des environnements difficiles, maladies, sortie de l'emploi.
La vie de Sylvain et celle de Nadia témoignent de la vulnérabilité des compromis élaborés pour conjuguer ces temporalités. Ces compromis sont fragiles, car méconnus et sensibles aux transformations du travail, même mineures, comme le montre la situation de Nadia : elle résiste parce que son équipe réunit des novices en bonne santé et des plus vieux expérimentés. Cela souligne l'importance des dimensions collectives du travail, alors que les parcours professionnels sont classiquement pensés au niveau individuel. Si l'équilibre dans l'entourage de Nadia était modifié, elle pourrait ne plus parvenir à faire face. C'est alors l'inaptitude au poste, le reclassement, voire le chômage, qui se profileraient. La complexité des liens entre la santé et le travail réside également dans le fait qu'un événement vécu à un moment donné peut avoir des conséquences immédiates et/ou plus tardives, jusqu'à la retraite. Et l'événement en question, quelle que soit sa nature, est plus ou moins visible : avec un accident du travail, il est simple d'établir une relation entre ce qui s'est passé et les conséquences ; ça l'est beaucoup moins lorsqu'il s'agit d'expositions à des agents chimiques multiples ou de changements organisationnels.
L'effet néfaste de l'intensification
On risque fort de ne pas saisir les interactions entre la santé et le travail si l'on ignore que la première s'inscrit dans des échelles de court et de long terme et qu'elle résulte d'une combinaison d'"ingrédients" plus ou moins apparents, de sources diverses. Comprendre alors comment les parcours se fabriquent ouvre des pistes pour la mise en oeuvre d'actions de prévention ou, à tout le moins, d'actions de réparation cohérentes avec les itinéraires des personnes.
Plusieurs axes de réflexion sont possibles. Les trajectoires personnelles, si elles possèdent toutes leurs particularités, s'inscrivent dans des transformations plus globales qui sont identifiables. Les enquêtes nationales traitant des conditions de travail apportent un éclairage sur les mécanismes entre mobilité professionnelle et santé. Les mutations actuelles continuent de produire de l'intensification. Le temps de travail se densifie et s'accélère, notamment sous l'effet de permanents changements organisationnels. En plus des problématiques de santé qu'elle génère, dans un registre tant physique que psychosocial, cette intensification restreint le "champ des possibles" et laisse les personnes sans repère pour penser leur itinéraire en accord avec leur expérience et ce qu'elles attendent du travail. Elle les enferme, en quelque sorte, dans le présent immédiat. Les carrières individuelles permettent de voir les effets de cet empêchement à s'inscrire dans le temps long : on constate une fragilisation des itinéraires et des personnes.
Pouvoir penser son parcours professionnel, c'est aussi pouvoir penser sa santé. Considérer la santé au travail à travers le prisme des parcours, c'est proposer une grille de lecture aujourd'hui très éloignée des modèles de gestion des ressources humaines, organisés sur des carrières, des qualifications ou des compétences "hors-sol". Quand les trajectoires professionnelles sont croisées avec la santé, il est souvent bien tard. Il faut alors trouver dans l'urgence des solutions de reclassement ou d'aménagement de poste avec les acteurs de la santé au travail, des responsables de production et des représentants du personnel.
Créer des espaces de débat
Les instances qui délibèrent sur ces sujets, si elles ont toutes leur pertinence pour résoudre des situations souvent difficiles, ne sont pas conçues pour réfléchir à une prévention collective. Compte tenu de l'intrication des liens santé-travail, celle-ci nécessiterait la création d'espaces de débat sur ce que nous pourrions appeler "la concordance des temps". A quelles conditions temps individuels, temps collectifs et temps organisationnels sont-ils susceptibles de se synchroniser, d'aller dans le même sens ? Des dénouements positifs peuvent se construire, ainsi que le prouve l'exemple de Marco.
Par ailleurs, la formation professionnelle pourrait jouer un rôle plus grand si elle était conçue comme un outil de prévention de la santé. La création du compte professionnel de prévention (voir encadré) pose une première pierre dans ce sens pour les salariés exposés à certains facteurs de pénibilité. Mais ce sont les apprentissages tout au long de la vie qui doivent intégrer cette dimension. Articulée avec l'organisation quotidienne du travail et débattue dans les espaces évoqués précédemment, la formation professionnelle ainsi revisitée serait une piste fructueuse pour aménager des parcours professionnels alliant développement des compétences et préservation de la santé.
Le compte professionnel de prévention, un premier pas
En 2017, le compte personnel de prévention de la pénibilité (C3P), institué par la réforme des retraites de 2014, est devenu le compte professionnel de prévention (C2P). Il référence six facteurs de risque supportés par un travailleur, susceptibles d'avoir un impact physique et irréversible sur la santé, contre dix précédemment. Les trimestres pendant lesquels les salariés sont exposés à ces risques au-delà de certains seuils donnent droit à l'acquisition de points. Ce capital peut être utilisé de plusieurs façons, et pas seulement pour partir à la retraite de façon anticipée, ce qui a été le plus souvent évoqué concernant le C2P. Il permet entre autres le financement d'une formation professionnelle en vue d'accéder à un emploi non exposé ou moins exposé. Chaque point ouvre ainsi droit à un abondement de 375 euros sur le compte professionnel de formation du salarié. S'il ne résout pas, loin s'en faut, les problèmes de reconversion de tous les salariés exerçant des travaux pénibles, ce dispositif est néanmoins une des rares mesures relevant des politiques publiques qui fasse un pont aujourd'hui entre parcours professionnel et santé au travail.
Reprenons, pour conclure, nos trois figures. L'expérience et les difficultés de santé de Marco ont conduit son employeur à imaginer une nouvelle activité afin de sauvegarder son emploi. La cantine de Nadia, en percevant l'intérêt du transfert des savoirs qui s'opère au quotidien sur le terrain, pourrait valoriser cette démarche en l'insérant dans son organisation. Le travail, si l'on veut bien le regarder de près, peut être créateur de valeur ajoutée et d'emplois. Ne serait-ce pas une approche pertinente pour sortir d'une situation où la (mauvaise) santé des travailleurs est opposée à la performance ? Le revirement de quelques grandes entreprises sur leur politique de sous-traitance - ce que Sylvain n'a pas connu dans la sienne - est un signe ; elles le font pour à la fois trouver des solutions aux évolutions de carrière bien souvent en panne et réintégrer des compétences perdues. Militer pour une conception de la santé au travail qui se tisse au fil des parcours est une piste qui mérite attention.