Alors que santé et activité professionnelle se construisent mutuellement tout au long de la vie, il est pertinent de s'interroger sur le rôle joué par la précarisation, tendance de nos sociétés contemporaines, dans cette interdépendance de fond. Dans la fragilisation des situations d'emploi, où celui-ci n'est plus assorti de protections et de garanties, l'incertitude domine. Elle est même centrale, qu'elle prenne la forme juridique du contrat précaire (CDD, intérim...) ; qu'elle s'incarne dans les temps de travail partiels, insuffisants et flexibles ; ou encore qu'elle soit sous-jacente aux emplois menacés, même en CDI, par les aléas de l'activité économique - restructurations, délocalisations, sous-traitance dépendante de donneurs d'ordres.
Lorsqu'on parle de précarité dans la sphère professionnelle, c'est donc l'instabilité de l'emploi qui est au coeur des processus. Pour autant, la dimension du travail - au sens des tâches concrètement effectuées et de leurs modalités de réalisation - n'est pas dissociée du problème. En effet, les emplois les plus précaires sont bien souvent aussi les plus pénibles, les plus dangereux et les plus usants.
Dans un contexte global d'intensification du travail, les salariés subissant la précarisation sont donc particulièrement concernés par des conditions de travail dégradées. Leurs conséquences peuvent être extrêmement pathogènes. Et cela d'autant plus qu'elles se cumulent au fil des parcours : le nomadisme professionnel auquel sont contraints certains travailleurs est la cause de multi-expositions à des risques variés, dont les effets additionnés sont considérablement délétères. Comment les différentes facettes de la précarisation retentissent-elles sur la santé des individus ? Quels arbitrages sont-ils amenés à faire et quels comportements sont-ils conduits à adopter pour y faire face ?
Une très forte anxiété
La précarisation des emplois se traduit tout d'abord par des parcours professionnels discontinus, intermittents. L'alternance entre périodes d'activité et périodes de chômage engendre une détérioration des conditions de vie, avec des difficultés pour se loger, se nourrir, se soigner correctement. Les temps partiels contraints entraînent, eux aussi, des situations de pauvreté. Lorsque les ressources financières sont faibles ou peu prévisibles, la santé passe fréquemment au second plan.
L'incertitude liée à la précarité peut également être à l'origine d'une très forte anxiété, source de mal-être physique et psychologique, qui favorise parfois des comportements peu propices à la santé, tels que la prise de substances psychotropes, qu'elles soient légales ou non. Plus largement, la difficulté de se projeter dans l'avenir incite à mettre entre parenthèses des projets personnels (déménagement, parentalité...), ce qui nuit au bien-être et à la santé morale.
Des enquêtes qualitatives ont démontré le phénomène. Ainsi, une femme enchaînant les CDD depuis plusieurs années fait état d'insomnie et de troubles de l'alimentation, qu'elle attribue à l'angoisse de "ne pas savoir son avenir à plus loin d'un mois devant soi"
. Malgré tout, elle privilégie la recherche d'un travail satisfaisant et correspondant à ses aspirations professionnelles, ce qui l'a amenée à refuser un poste en CDI qui ne lui convenait pas. Ce dernier point montre la complexité des arbitrages auxquels sont confrontés les individus. Cette femme a, pour un temps du moins, fait passer l'enjeu de l'épanouissement professionnel avant celui de la stabilité de l'emploi : "Je resterai dans la précarité tant que je n'aurai pas trouvé ma voie." Au risque, en attendant, de s'abîmer la santé...
Une forme de protection ?
En outre, les salariés en situation précaire occupent le plus souvent une position de dominés au sein du monde du travail. La plupart ne sont pas en mesure de refuser des travaux dangereux, ni de quitter des emplois qui menacent leur intégrité physique ou psychique. Sans compter qu'ils renoncent parfois à des arrêts maladie. Pour beaucoup, il s'agit de tenir coûte que coûte, même avec le danger d'y laisser une part de leur santé. Et pour ce faire, certains recourent à diverses substances (fortifiants, relaxants, antidouleurs, drogues...), dans une démarche qui s'apparente à une forme de dopage, plus ou moins médicalisé. Une aide-ménagère relate qu'en dépit de graves problèmes de dos, elle accepte toutes les propositions : "Comme j'ai besoin de travailler, je passe outre ; je prends sur moi et je fais quand même mon travail."
Face à la tension entre emploi précaire et santé, certains salariés raisonnent différemment. Ainsi, une femme effectuant des travaux harassants dans le secteur du nettoyage et de la restauration estime que la précarité de l'emploi est une forme de protection : savoir qu'on ne restera pas en poste aussi longtemps qu'en CDI apparaît comme une compensation face à des conditions de travail difficilement soutenables. De même, un intérimaire du bâtiment très exposé à la pénibilité explique préférer le statut temporaire, qui, au moins, lui laisse un temps de récupération entre deux contrats.
Une échappatoire bienvenue
Dans quelques itinéraires, il arrive qu'un tournant soit pris, qui redéfinit durablement l'articulation santé-activité professionnelle et redonne aux individus une marge de manoeuvre. A l'exemple de cette femme de 48 ans, embauchée comme plongeuse dans une clinique après un parcours chaotique. Six mois plus tard, souffrant d'une dorsalgie aiguë reconnue comme accident du travail, elle est licenciée et obtient la qualité de travailleuse handicapée. Elle considère son problème de santé comme une échappatoire bienvenue, un événement lui ayant permis de quitter un emploi qui ne lui plaisait pas : "Heureusement que j'ai eu un mal de dos et que j'ai pu partir !" Suivant son désir initial, elle est parvenue à se réorienter dans l'accompagnement des personnes âgées.
Ce type de bifurcation heureuse montre que la dialectique santé- précarité peut prendre des formes diverses. Elle ne fait sens qu'au regard de l'histoire des personnes, au croisement de leurs ressources, de leurs contraintes et de leurs aspirations. La précarisation met les salariés dans une position difficile, où ils doivent hiérarchiser les enjeux fondamentaux de l'existence que sont la sécurité de l'emploi (et donc des conditions de vie), le sens du travail (et donc l'enjeu de l'identité professionnelle et sociale) et la santé - au sens large du bien-être. Face à cette quadrature du cercle, la préservation de la santé peut apparaître comme une valeur en soi, mais elle peut aussi s'effacer derrière des nécessités financières, ou au profit d'autres intérêts tels que l'identité professionnelle, l'attachement au métier, ou encore la vie en dehors du travail.