Ils ont laissé tomber le foot pour se mettre à la natation et vont à la piscine en petit groupe, à quelques collègues", raconte David Gaborieau. Ce sociologue du travail, dont la thèse porte sur la trajectoire ouvrière dans les "usines à colis" de la grande distribution (voir "A lire"), y a observé les stratégies que les salariés adoptent - ou non - pour préserver leur santé au cours de leur itinéraire professionnel. Premier constat : celles-ci sont avant tout individuelles. Le secteur de la logistique regroupe pourtant une grande diversité de métiers : préparateur de commandes, magasinier, picker (en charge de la "cueillette" des produits stockés sur les rangements), cariste, agent de tri. Tous manient des colis et des cartons, un par un ou sur des palettes, à la main ou avec un chariot.
La pression temporelle est grande : "Les intérimaires et les jeunes embauchés sont bien vus quand ils font plus de 1 000 paquets par jour", témoigne Sébastien B., cariste dans la grande distribution. "Il arrive qu'un colis contienne... un moteur de voiture", rapporte la sociologue Carlotta Benvegnù, coauteure avec David Gaborieau de l'article "Quand les mobilités ouvrières passent par l'entrepôt" (voir "A lire"). "Le travail, ce sont des tâches de manutention, répétitives et pénibles, sur des horaires décalés, parfois de nuit, soumises à des quotas de production et génératrices de maladies professionnelles", résume-t-elle.
Peu d'ascensions professionnelles
David Gaborieau connaît bien la logistique. Il a travaillé dans les entrepôts de la grande distribution alimentaire, tous les étés, de 18 à 23 ans. "C'est une histoire familiale et c'est comme ça que j'ai découvert cet univers." Pour sa thèse, il y est retourné comme intérimaire. "Les gens de ma famille ont connu une autre époque, confie-t-il. Il était encore envisageable de faire carrière dans la logistique. Les cadres qui ont actuellement 50 ou 60 ans y ont exercé des métiers d'ouvriers et de petits employés. Aujourd'hui, cela n'existe plus, ou peu."
Car ces dernières années, les fonctions supports et les tâches administratives de gestion, de la paie et de la comptabilité ont été automatisées et externalisées, réduisant le champ des possibles, constate Anne-Lise Giordanetto, ergonome au sein du cabinet Secafi. "Aujourd'hui, les métiers ouvriers sont encore plus ouvriers, déplore David Gaborieau. De petites responsabilités qui permettaient d'ajouter de l'intérêt au travail et de varier les activités ont disparu."
Qu'en est-il des postes de responsable d'équipe ou des fonctions plus techniques ? "Si de telles évolutions professionnelles se réalisent parfois, la mobilité verticale demeure relativement fermée, puisque 80 % de l'emploi logistique est composé d'ouvriers", répondent Carlotta Benvegnù et David Gaborieau. Le secteur emploie 900 000 personnes, dont 700 000 ouvriers. "L'idéal méritocratique est donc largement mythifié et l'engagement des débuts peut vite laisser place à des formes de résignation et de frustration", poursuivent les chercheurs. Même si, dans les entreprises d'envoi de courrier express, les ascensions vers l'encadrement de proximité sont plus abondantes, "elles sont quand même réservées à une minorité"
Échapper à la manutention
Les évolutions se font donc entre métiers ouvriers. "Pour la plupart, les anciens ont progressivement atteint des postes de cariste, d'opérateur de saisie ou d'agent de quai, bien que certains soient restés manutentionnaires, détaillent les deux sociologues. Ces mobilités, principalement horizontales du point de vue du statut et du salaire, demeurent ascendantes sur le plan symbolique et sont vécues comme telles. Elles permettent de s'extraire des conditions de travail les plus pénibles et éprouvantes sur le long terme. C'est grâce à ces changements que l'on peut se maintenir durablement aux postes d'exécution en entrepôt ; les ouvriers qui n'y parviennent pas supportent difficilement le rythme de travail au-delà de 40 ans."
L'ergonome Anne-Lise Giordanetto atteste que la priorité des salariés est de "sortir" de la préparation de commandes, comme des métiers qui comportent le plus de manutention : magasinage, tri de colis, chargement et déchargement, emballage. Les salariés visent alors "des postes à proximité, toujours de statut ouvrier, mais où la pénibilité se fait moins durement ressentir". Ces évolutions sont pourtant loin d'être la panacée. "Les caristes, désormais guidés par radiofréquence, évoquent une certaine lassitude, un ennui provoqué par la monotonie des tâches", relaient les sociologues.
"Il faut aller de plus en plus vite, dénonce Jorge Goncalves, délégué syndical CFDT chez Geodis Logistics. Et plus ça va, moins il y a de respect de la fonction telle qu'elle est définie par la convention collective. Parce que l'on crée de la polyvalence à tout va. Maintenant, on est cariste-manutentionnaire-contrôleur-achemineur de vêtements." Selon Anne-Lise Giordanetto, la polyvalence est présentée par les employeurs comme une mesure de prévention. "Mais tout dépend de la manière dont elle est pratiquée, assure-t-elle. Le travailleur a l'habitude de réguler lui-même son activité selon les heures. S'il doit changer de poste plusieurs fois par jour au gré des besoins, son travail s'intensifie et il perd le peu de marge de manoeuvre dont il dispose Jorge Goncalves renchérit : "Aujourd'hui, le salarié est trimballé d'un métier à l'autre en fonction des commandes des clients. Il agit toujours dans l'urgence, la précipitation, ce qui engendre des erreurs, du stress et du mal-être au travail. Et il subit des changements d'horaires incessants, bien souvent au dernier moment. Dans la logistique, la démotivation est permanente. Beaucoup ne se sentent pas reconnus à leur juste valeur."
Résultat, les effets sur la santé sont dévastateurs, provoquant une multitude d'aptitudes avec restrictions, voire des inaptitudes définitives. Sébastien B., qui est secrétaire du CSE à la Scadif, base logistique d'une chaîne d'hypermarchés, entend régulièrement la direction répondre aux salariés : "Au vu de votre parcours scolaire, nous n'avons rien à vous proposer dans nos services administratifs, et au vu de votre état de santé, nous n'avons pas d'autre fonction pour votre reclassement Et Jorge Goncalves, chez Geodis Logistics, d'ajouter : "Lorsqu'une personne connaît une restriction d'aptitude, la direction cherche à la licencier. Elle prend rarement l'initiative d'aménager des postes. Et quand ça arrive, c'est loin d'être optimal, car il s'agit généralement de limiter le poids porté."
Un reclassement aléatoire
Les demandes de reclassement pour inaptitude marquent souvent la fin de l'activité en entrepôt dans les entreprises où aucune solution viable n'est proposée, relèvent les chercheurs. "Lorsque l'usure professionnelle est prise en charge par l'entreprise, les salariés peuvent se voir affectés au nettoyage et au ramassage des cartons vides dans les allées." Sébastien B., seize ans de métier, décrit cette réalité : "On peut être reclassé sur un poste de rouleur, notamment ; ce dernier conduit un chariot avec de longues fourches pour porter des palettes et réduire les trajets des caristes ou des préparateurs." Mais ce sont des postes clairsemés et toujours au complet.
D'après Carlotta Benvegnù, beaucoup d'entreprises ne se sentent pas contraintes d'investir dans la prévention, profitant du turn-over dans certains bassins d'emploi, comme en Ile-de-France, où la main-d'oeuvre non qualifiée est importante et le taux de chômage élevé : "Et le métier est tellement taylorisé..." A contrario, note Anne-Lise Giordanetto, dans les bassins d'emploi où les plateformes logistiques ont été nombreuses à s'installer, les employeurs peinent parfois à recruter. "Ce qui fait la différence dans ces cas-là, c'est le modèle social de l'entreprise."
Car, bien qu'ils soient organisés sur un modèle équivalent, les entrepôts de la logistique ne présentent pas tous les mêmes conditions de travail. Pour les personnels, le niveau de salaire et les primes de productivité constituent des critères essentiels, mais non suffisants : "Compte aussi le type d'ambiance, de management, de recrutement, remarquent Carlotta Benvegnù et David Gaborieau. La mobilité d'une entreprise à une autre peut ainsi permettre d'accéder à des postes moins pénibles." Et l'équilibre entre tous ces critères varie selon les moments de la vie personnelle. Un salarié peut travailler beaucoup, et parfois en intérim ou avec des heures supplémentaires, pour gagner davantage quand il est jeune. Ou il peut prendre un poste dans un entrepôt à proximité de son domicile, pas très bien payé mais plus compatible avec sa vie de famille. "Il peut aussi choisir d'accepter un CDI au moment où il contracte un prêt bancaire. Ou se tourner vers une entreprise aux conditions de travail moins pénibles pour ralentir la cadence quand il se sent trop usé", illustre David Gaborieau.
De plus, le secteur de la logistique connaît d'importantes mutations. "C'est une période d'incertitudes et les employeurs ne prennent pas de risques", précise Anne-Lise Giordanetto. Sébastien B. le confirme : "L'ancienne direction investissait dans la propreté et la sécurité ; la nouvelle ne le fait pas. Dans trois ou quatre ans, un entrepôt robotisé va être construit. En attendant, c'est le statu quo, au risque d'un accident grave." L'automatisation diminue les besoins en préparateurs et en caristes, qui disparaissent au profit de postes en entrée et sortie de process. Les postures et les déplacements y sont moins contraignants, mais les gestes s'avèrent encore plus répétitifs et les cadences très élevées... jusqu'à 700 colis par heure !
Des perspectives réduites
"Des besoins en emplois plus qualifiés apparaissent, comme les techniciens de maintenance, constate l'ergonome du cabinet Secafi. Les entreprises tentent parfois d'y faire accéder des ouvriers, mais le pas à franchir demeure important. Ces postes sont de toute façon assez rares. Pour cent postes de préparateur de commandes supprimés, il y en aura dix ou douze créés sur la maintenance." Voilà qui réduit singulièrement les perspectives. Karim
est chauffeur de taxi à Paris. Ce jeune homme de 24 ans a été cariste pendant deux ans avant de reprendre l'activité de son père. "Les anciens à l'entrepôt, tous cassés du dos, me conseillaient de partir." Lorsque la mobilité interne ou sectorielle conduit à une impasse, l'avenir se joue ailleurs, ainsi que l'ont observé Carlotta Benvegnù et David Gaborieau. "Beaucoup se tournent alors vers des univers de travail proches de la logistique : taxi, auxiliaire ambulancier, chauffeur routier." Mais passer le permis poids lourds coûte cher et il faut suivre des formations théoriques, ce qui en rebute plus d'un. Selon les sociologues, "globalement, bénéficier d'une formation s'avère problématique. Les dossiers sont complexes à monter. Ils nécessitent l'accord d'un employeur qui n'a aucun intérêt à les valider et font donc l'objet de nombreux refus".