Le travail et, plus largement, la vie professionnelle contribuent-ils à construire ou à fragiliser la santé des personnes tout au long de leur vie ? Une enquête, réalisée conjointement par la direction de la Recherche, des Etudes, de l'Evaluation et des Statistiques (Drees) du ministère de la Santé et par la direction de l'Animation de la recherche, des Etudes et des Statistiques (Dares) du ministère du Travail a apporté, à la fin des années 2000, un éclairage inédit.
Cette enquête originale, appelée Santé et itinéraire professionnel (SIP), repose sur la biographie détaillée de 14 000 personnes, qui ont été interrogées deux fois à quatre années d'intervalle, en 2006 et en 2010, sur leur santé, leur travail et leur emploi. En première analyse, il ressort que la santé des individus apparaît fortement liée à leur trajectoire professionnelle antérieure
, avec des différences marquées selon le genre et la classe sociale qui amènent, le plus souvent, à renforcer les inégalités.
Parcours pénibles et hachés
Celles et ceux qui ont connu une vie professionnelle plutôt paisible, occupant des emplois du haut de l'échelle (soit 15 % des personnes questionnées) ou bien ayant eu une carrière ascendante permettant une certaine promotion sociale (17 %), déclarent un état de santé nettement meilleur que la moyenne, tant du point de vue physique que psychique. Ce sont le plus souvent des hommes, plutôt diplômés. Les artisans et les agriculteurs (4 %), de même que les ouvriers et les employés peu qualifiés (22 %), qui n'ont fait qu'un seul métier, aux conditions d'exercice souvent pénibles, ne font pas état d'une santé perçue comme particulièrement dégradée. Leur parcours favorise toutefois les atteintes physiques, ces catégories socioprofessionnelles étant les plus nombreuses à signaler des gênes motrices.
Ce sont les carrières chaotiques, avec des épisodes de chômage et de précarité ainsi que des conditions de travail difficiles tant au plan physique que psychosocial, qui apparaissent comme les plus défavorables à la santé. Cela recouvre plusieurs aspects : les "parcours interrompus" représentent 15 % des personnes de l'enquête et les "parcours descendants" 8 %. Mais les plus touchés - environ 10 % des enquêtés - ont eu des "parcours pénibles et hachés", particulièrement dans le secteur des services aux particuliers et dans l'industrie. Ils présentent, dès le milieu de leur vie professionnelle, de nombreux troubles physiques et psychiques. Les femmes, expérimentant davantage que les hommes des parcours précaires ou descendants, connaissent plus fréquemment ces interactions négatives entre leur travail et leur santé.
Alcoolisme et obésité
Ce constat global est précieux mais insuffisant : est-ce le travail pénible et/ou la précarité qui dégradent la santé ou bien, à l'inverse, est-ce que ce sont les problèmes de santé sans lien avec l'activité professionnelle qui condamnent à des emplois et des carrières difficiles ? Des études diverses exploitant les données de l'enquête SIP apportent des réponses dans l'un et l'autre sens.
Certaines d'entre elles montrent ainsi qu'une mauvaise santé, d'origine non professionnelle, impacte nettement les trajectoires ultérieures. C'est notamment frappant pour les salariés du secteur privé et les personnes les moins diplômées. Ce point est déjà bien documenté pour le cancer, mais aussi, maintenant, pour l'obésité, qui accroît le risque de perdre son emploi - essentiellement pour les femmes2. De la même façon, l'alcoolisme augmente fortement le risque de chômage, sachant par ailleurs que la consommation excessive d'alcool apparaît plus fréquente quand le travail est physiquement éprouvant
Mais encore plus abondants sont les travaux qui démontrent, dans l'autre sens, la responsabilité de la pénibilité du travail et de la précarité dans nombre d'atteintes à la santé physique et psychique - avec, là encore, des effets différenciés selon la classe sociale et le genre. Les contraintes physiques accroissent notablement le risque de pathologie cardiovasculaire chez les femmes
- beaucoup moins chez les hommes. Les risques psychosociaux favorisent la survenue de symptômes anxieux et dépressifs pour les deux sexes.
La santé des retraités, et surtout des retraitées, dépend grandement des conditions de travail antérieures. Les contraintes physiques subies tout au long de la carrière, essentiellement par des personnes peu diplômées, dégradent leur santé physique même après la retraite. Quant aux risques psychosociaux, qui touchent, eux aussi, davantage les moins qualifiés, ils affectent la santé mentale. Cependant, pour les travailleurs les plus exposés, et notamment les moins qualifiés, le départ à la retraite permet une diminution rapide des troubles anxieux.
Moins fragilisées par la précarité
Le lien entre travail pénible et santé dégradée à la retraite apparaît plus important et systématique pour les femmes. En revanche, celles-ci sont moins fragilisées par la précarité. A la différence des hommes, un épisode de chômage de longue durée n'affecte pas significativement leur santé mentale
. La division sexuelle du travail assigne à l'activité professionnelle des hommes un rôle plus exclusif dans la reconnaissance sociale, tandis que les femmes peuvent également se sentir valorisées par ce qu'elles accomplissent quotidiennement dans la sphère domestique.
Enfin, s'ils pensent que le travail est la cause de leurs soucis de santé, les individus ne sont pas logés à la même enseigne selon que cette origine professionnelle aura été reconnue ou pas. Ainsi, malgré une carrière parfois arrêtée prématurément et des séquelles encore perceptibles, les personnes interrogées dans l'enquête SIP ont un regard très positif sur leur itinéraire professionnel quand leur maladie ou leur accident a été reconnu comme lié à leur activité. En revanche, celles qui estiment que leur pathologie est d'origine professionnelle mais ne sont pas parvenues à la faire reconnaître jugent leur carrière moins satisfaisante et déclarent une santé plus dégradée.