Rachel, 55 ans, est en arrêt de travail depuis cinq mois à cause de douleurs dans les membres supérieurs. Sa demande de reconnaissance en maladie professionnelle est à l'instruction. Après une rupture des tendons et des quadriceps, elle a été opérée de l'épaule gauche, puis de la droite deux ans plus tard. "Je dégustemais c'est un cercle vicieux : quand le bras gauche va mal, je compense avec le droit ; mais l'état de celui-ci se dégrade à son tour, et ainsi de suite", témoigne cette femme battante, qui souhaite vivement pouvoir reprendre son poste de secrétaire administrative dans un établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad).
Cette santé abîmée est le fruit d'une vie de labeur et d'un long parcours professionnel dans l'industrie. Dans une entreprise familiale, qui a été plus tard vendue à un groupe américain, elle a d'abord usiné des capteurs d'humidité pour le secteur de l'automobile. De l'atelier de découpe, elle est passée à l'étuve, où elle s'occupait du contrôle des pièces. Les conditions de travail sont pénibles : "Je versais des produits dans l'étuve, dont une partie coulait le long de mes bras, que je nettoyais à l'alcool isopropylique. Je me souviens de l'odeur des substances chimiques qui me prenait à la gorge. Nous avons ensuite reçu la consigne de mettre des masques, des gros masques, bien lourds, qu'il était impossible de porter huit heures de rang." Rachel développe des problèmes respiratoires ; ses bras se couvrent de plaques allergiques. Le médecin du travail exige alors qu'elle soit affectée à un autre poste. Ce sera la réception des marchandises, où elle manutentionne des charges lourdes.
Une reconversion trop tardive
Deux ans plus tard, ses épaules la font tellement souffrir qu'elle ne peut pas continuer. Elle quitte l'entreprise, son départ prenant la forme d'une rupture conventionnelle. Elle soigne ses problèmes respiratoires en cure thermale, tout en suivant une formation pour devenir secrétaire administrative. Puis elle trouve un poste correspondant à ses nouvelles qualifications, à temps partiel, au sein d'un Ehpad. Mais pour Rachel, il est trop tard. Les atteintes aux épaules causent des douleurs persistantes.
C'est en amont que sa trajectoire professionnelle aurait dû bifurquer. Sauf que personne ne l'a accompagnée dans cette démarche, qui l'aurait pourtant aidée à préserver sa santé, et ce, afin de pouvoir continuer sa carrière dans ce nouveau métier qui lui plaît beaucoup. C'est bien là que le bât blesse : dans les entreprises, pratiquement aucune réflexion n'est engagée sur les parcours professionnels en vue de prévenir les inaptitudes.
Une récente étude de l'Institut de santé au travail du nord de la France (ISTNF), menée auprès de 4 090 personnes déclarées inaptes en 2018, montre l'étendue du problème. Dans 57 % des cas, le médecin du travail a estimé que la pénibilité du poste occupé était à l'origine de l'incapacité. Sur les 2 000 salariés dont on a suivi l'itinéraire, seuls 3 % étaient restés dans leur entreprise un mois après la déclaration ; 30 % étaient au chômage et 12 % bénéficiaient d'une formation et d'une réorientation professionnelle. Et lorsqu'on demande aux équipes de santé au travail : "Quels leviers auraient pu favoriser le maintien dans l'emploi au sein de l'entreprise ?", 65 % répondent : "Aucun dans cette situation."
Ce sombre tableau est confirmé par la Fnath (Association des accidentés de la vie). "En entreprise, les mentalités n'évoluent guère sur la maladie, l'âge ou le handicap, constate avec pessimisme Alain Prunier, son vice-président. La situation dure depuis longtemps et rien n'est fait pour améliorer l'accès aux droits et à la formation, ni adapter davantage les postes de travail
"Maquis institutionnel"
La Fnath a publié en novembre 2018 un document issu de son observatoire des parcours et formulant des propositions pour favoriser les réorientations professionnelles (voir "A lire"). "Les salariés peinent à se retrouver dans le maquis institutionnel - maison départementale des personnes handicapées, service d'appui au maintien dans l'emploi des travailleurs handicapés, organismes de formation... -, qui fonctionne souvent de manière cloisonnée, indique Alain Prunier. Cette opacité complique le recours à la formation, car les gens s'inquiètent : qui la finance et qui rémunère le stagiaire ?"
L'étude de la Fnath regorge ainsi d'exemples de salariés se heurtant à des murs. Comme cette ancienne cheffe d'équipe d'agents de nettoyage en arrêt maladie. Inscrite à Pôle emploi, elle souhaite entamer au plus vite sa reconversion. Or l'attente pour entrer en centre de préorientation, étape pour rebâtir un projet professionnel, est de... deux ans ! Certaines situations sont ubuesques, à l'image de ce qu'a vécu ce salarié : "J'ai fait une formation de cariste, car on m'avait indiqué que ce type de poste serait compatible avec mon état de santé. Après, j'ai postulé pour un emploi. L'employeur était d'accord pour me recruter, mais pas le médecin du travail, qui m'a déclaré inapte à exercer cette fonction !"
Les meilleures volontés se heurtent souvent à un principe de réalité. Michel, 53 ans, ancien chauffeur routier, ne voit aucune issue lui permettant de reprendre une activité professionnelle. Reconnu travailleur handicapé après un accident du travail où il a perdu 80 % de la vue à l'oeil droit, il n'a plus le droit de conduire : "Pôle emploi me propose de suivre des formations à Toulouse, loin du petit village du Gers où j'habite, alors que je ne peux plus me déplacer."
Dans son document, la Fnath attire l'attention sur les "parcours en dents de scie" auxquels sont condamnées les victimes d'accident ou de maladie. Comme cette femme de 42 ans souffrant de douleurs aux cervicales à la suite d'un accident de la circulation qui remonte à presque vingt ans : depuis, elle quitte ses emplois les uns après les autres, par des ruptures conventionnelles, parce qu'elle ne parvient pas à tenir. "Alors que les ruptures de contrat de travail s'enchaînent, l'accompagnement semble absent", souligne la Fnath.
"Le retour à l'emploi est pourtant un facteur de reconstruction de la santé, assure Véronique Daubas-Letourneux, sociologue et professeure à l'Ecole des hautes études en santé publique. A condition que les modalités de reprise soient aménagées, sinon des rechutes peuvent se produire. Le soutien collectif dans la sphère professionnelle mais aussi au sein de la famille a également un impact fort sur la réintégration."
« Aider le salarié à penser ce qu'il a vécu dans son travail »
entretien avec Christian Torres, médecin du travail
Clotilde
de Gastines
Quelle est votre approche lorsqu'un salarié accidenté vous consulte ?
Christian Torres : Tout dépend du motif de la consultation. Généralement, outre les obligations légales, lorsqu'un salarié accidenté vient me voir, c'est parce que le retour en activité nécessite une adaptation de son poste de travail. Il y a des situations relativement simples qui nécessitent des aménagements temporaires des conditions d'exercice du travail, d'autres où les séquelles sont telles que le retour à l'emploi est compromis... Enfin, un certain nombre d'accidentés présentent un état douloureux permanent qui fait obstacle à la reprise. Par expérience, j'ai remarqué qu'une analyse clinique des circonstances de l'accident du travail pouvait aider le salarié à surmonter ses difficultés.
Pourquoi cette analyse clinique est-elle importante ?
C. T. : Resituer l'événement dans un contexte plus global apporte un éclairage intéressant. Dans ces situations particulières, on observe souvent, dans les mois qui ont précédé l'accident, une dégradation du rapport au travail. Les salariés évoquent des conflits avec le management ou les collègues, qui engendrent un état de stress chronique. Or nous savons que ces états de stress entraînent des inflammations. Ils altèrent également la capacité d'intégrer les événements dans une continuité biographique. On se retrouve alors devant un tableau évoquant un stress post-traumatique pouvant réclamer une prise en charge spécialisée et qui, à mon sens, exige une analyse relevant de la clinique médicale du travail. Celle-ci est importante, car elle permet d'aider le salarié à penser ce qu'il a vécu dans son travail, à entrevoir des actions pour un possible retour en emploi et à donner sens à l'événement, en l'inscrivant dans sa propre histoire.
Qu'est-ce que cette analyse apporte à votre diagnostic ?
C. T. : L'analyse clinique de l'activité est d'abord destinée à soutenir le salarié, la personne souffrante. Avec cette démarche, le médecin du travail est aussi mieux armé pour argumenter auprès des directions sur les conditions de la reprise du travail. De même, nos préconisations gagnent en précision quand nous devons solliciter d'autres services susceptibles d'intervenir dans ces processus de reprise après un accident.
Dans une étude exploitant les données de l'enquête Santé et itinéraire professionnel publiée en 2012, la chercheuse a par ailleurs mis en évidence le rôle surprenant joué par la reconnaissance institutionnelle des accidents et des maladies liés au travail. Cette reconnaissance par la Sécurité sociale n'empêche ni les troubles ni les séquelles, mais elle permet aux victimes de se sentir, malgré tout, en bonne santé. Elle modifie le regard que la personne porte rétrospectivement sur son parcours. Ainsi, "les accidents reconnus vont de pair avec le sentiment d'avoir eu un parcours plus satisfaisant et que l'on a plus fréquemment choisi [...], comme si la contrainte qu'exerçait l'accident obligeait alors à des choix qui, sinon, n'auraient pas été effectués", relève-t-on dans cette étude.
Inscrire dans le long terme
Si les accidents du travail sont considérés juridiquement comme des événements uniques, ils s'inscrivent pourtant dans le long terme, dans l'histoire professionnelle des individus et dans l'histoire collective d'une entreprise. "Il faut les analyser dans une perspective plus large", défend le Dr Christian Torres, médecin du travail dans un service autonome, qui insiste sur la nécessité de mener avec l'intéressé une réflexion sur l'accident du travail (voir ci-dessous). Il se souvient avoir accompagné un maçon qui s'était blessé alors qu'il soulevait le timon d'une bétonnière. A cause de lombalgies persistantes, cet homme de 50 ans ne peut reprendre le travail. La discussion clinique est riche d'enseignements sur les circonstances de l'accident. L'entreprise a embauché un directeur qualité qui organise désormais les chantiers, charge qui incombait précédemment au maçon. Les deux hommes s'opposent alors régulièrement sur la conception du travail. Les conflits s'enveniment, pesant sur les épaules du maçon, qui se sent harcelé par son chef. C'est alors qu'il se blesse. Ce retour sur son histoire a permis une prise de conscience. Elle l'a aidé à surmonter colère et sentiment d'injustice. Ayant repris confiance, il a retrouvé un emploi à mi-temps thérapeutique dans une entreprise où ses compétences en organisation de chantier sont reconnues.