Les jeunes actifs de moins de 30 ans ne souffrent de rien, sauf de la précarité affirme Marie Pascual, médecin du travail en Seine-et-Marne. Au début de leur vie professionnelle, les jeunes effectuent un véritable parcours initiatique. Entre 21 ans, âge moyen de la fin des études, et 28 ans, âge de la stabilisation dans l'emploi, il faut compter sept années mêlant chômage et emploi temporaire (contrat à durée déterminée, interim, contrat aidé, stage). Cette durée moyenne tend à s'allonger jusqu'à 30 ans. Mais elle diffère en fonction de la formation initiale et du diplôme, ainsi que de l'origine sociale et territoriale du jeune, selon la direction de l'Animation de la recherche, des Etudes et des Statistiques (Dares) du ministère du Travail.
Parmi les jeunes âgés de 15 à 29 ans, plus d'un sur deux est présent sur le marché du travail. Un jeune actif sur trois est sous contrat temporaire et un sur quatre recherche un emploi. Les jeunes peu diplômés sont les plus touchés par la précarité de l'emploi. Selon une étude de l'Insee, menée sur une cohorte sortie du système scolaire en 2007, 37 % de ces jeunes seulement étaient en contrat à durée déterminée trois ans plus tard, contre 54 % des CAP-BEP, 54 % des titulaires d'un baccalauréat professionnel ou technologique et 51 % de ceux ayant un bac général. Les périodes de travail souvent intenses des jeunes sont ponctuées d'épisodes d'inactivité, de chômage ou de sous-emploi
Accidents sous-déclarés
Cette précarité d'emploi a des effets sur leurs conditions de vie et leur santé, estime Pierre Roche, sociologue et chercheur au Centre d'études et de recherches sur les qualifications (Céreq) : "On méconnaît les problèmes de santé des jeunes qui entrent sur le marché du travail, on peut même dire qu'on les dissimule." Le chercheur pointe l'absence de données publiques fiables sur les risques et maladies professionnelles de la "génération précaire". Il n'est jamais question de santé au travail, mais toujours de santé publique, selon le sociologue : "Conduites à risque, addictions, mauvaises habitudes alimentaires ou anorexie."
En principe, les données sur les accidents du travail et maladies professionnelles sont précises. Selon celles-ci, les jeunes seraient victimes de pathologies et accidents moins graves. Ainsi, tous secteurs confondus, en 2009, on dénombrait 25 jours d'arrêt de travail en moyenne pour les moins de 20 ans, 34 pour les 20-24 ans et 42 pour les 25-29 ans. Mais l'économiste Philippe Askenazy met en garde contre la sous-déclaration des accidents du travail, révélés par l'enquête nationale Conditions de travail 2013. Le taux de sous-déclaration est estimé à 20 % pour l'ensemble de la population, mais il monterait à 59 % chez les jeunes de moins de 30 ans, surtout lorsque les accidents surviennent pendant la période d'essai des nouveaux embauchés. La précarité joue donc sur la non-revendication des droits.
Les jeunes cumulent en outre des facteurs de précarisation : faible ancienneté dans l'entreprise, absence de formation en santé et sécurité adéquate, passage dans l'entreprise en marge d'un collectif de travail et éloignement syndical. Alors même que les exigences du travail sont très fortes dans les secteurs qui emploient de nombreux jeunes : endurance physique, dextérité et précision dans le bâtiment ; multiplicité des tâches à accomplir de façon simultanée et pressions temporelles dans les centres d'appels ; combinaison de contraintes physiques et d'un travail répétitif dans la logistique.
L'insécurité de l'emploi et l'intensité du travail imprégnent les débuts de carrière professionnelle. Or, du fait de la précarité, les jeunes sont moins en mesure de se préserver : présentéisme important, surinvestissement dans le travail, non-prise des jours de congés payés ou d'arrêt maladie. Si bien que les quadragénaires d'aujourd'hui montrent des signes d'usure prématurée, observe Philippe Askenazy.
Les moins qualifiés plus exposés
Une dérive dangereuse, aux yeux du médecin du travail Marie Pascual. "Le suivi médical des jeunes précaires est bâclé, dénonce-t-elle. Qu'ils soient intérimaires ou en CDD, la problématique est la même. Ils ne sont pas formés, sont mal encadrés, stressés. Ils vont tâcher de montrer qu'ils y arrivent. C'est un facteur de risque. Du coup, ils sont sur des postes à risque sans le savoir. En l'absence de mutuelle, ils renoncent aussi à tous les soins de prévention. Ceux qui ont une fragilité et des problèmes de santé, de maladie chronique ou de handicap se retrouvent exclus du marché du travail
Dans ce parcours initiatique, les plus exposés sont les jeunes les moins qualifiés. Ces derniers cumulent les facteurs de risque. Ils travaillent dans des secteurs mêlant pénibilité et danger. Ils ne sont pas en position de refuser des situations de travail inacceptables, notamment en termes de flexibilité du temps de travail. Les jeunes femmes vont dans le nettoyage, les grandes surfaces, le commerce de détail ou la restauration. Souvent sur des temps partiels mal répartis sur la journée. Les hommes se retrouvent dans le transport, voire le BTP, où le risque relatif d'accident, déjà élevé dans ce secteur, est presque doublé pour les jeunes de moins de 25 ans et les apprentis.
Le Céreq a réalisé des enquêtes qualitatives sur le cheminement de plusieurs jeunes après leur sortie du système scolaire. "J'ai été très surpris, car il en est ressorti une forte récurrence des problèmes de santé et surtout d'usure prématurée, relate Pierre Roche. Les problèmes étaient parfois tels que ces jeunes étaient écartés du monde du travail à 25 ans." L'étude a révélé des hernies discales, des troubles musculo-squelettiques, des maladies rénales, et beaucoup de souffrance. Certains jeunes issus de l'immigration se trouvaient parfois dans la même situation que leurs pères, abîmés par des accidents du travail.
Au point que la sociologue Dominique Meda parle d'un phénomène de "scarification" pour évoquer les cicatrices que laissent ces parcours. Le cantonnement dans de bas salaires, des horaires atypiques et des temps partiels ainsi que le statut précaire vont perdurer tout au long de la vie professionnelle. Pierre Roche utilise plutôt le terme "stigmates". L'usure physique et mentale des jeunes révèle aussi l'usure du capital humain en France, selon Philippe Askenazy, qui déplore que la moitié du salariat ne soit pas formée, ce qui provoque un phénomène général de déqualification de la main-d'oeuvre.
L'absence de prise en considération par les politiques publiques et les entreprises des risques spécifiques auxquels sont exposés les jeunes précaires interroge les chercheurs. Elle ne relève pas "d'une simple ignorance qu'on pourrait combler", juge Pierre Roche. Pour lui, "cela permet de mettre à mal les conditions de travail de tous les actifs, qui acceptent des conditions de travail qu'ils n'auraient pas acceptées en période de plein-emploi. La précarité du statut permet d'éviter la création de collectifs de travail et l'émergence de revendications, dans une période où le travail s'est intensifié".
Quand le chômage apparaît comme une menace, les stratégies de défense de la santé s'affaiblissent, écrit pour sa part Laurent Vogel, directeur du département conditions de travail, santé et sécurité de l'Institut syndical européen, dans une étude sur les jeunes actifs en Europe
. Selon lui, le chômage agit comme un multiplicateur des inégalités et accélère la détérioration de la santé. De son côté, Marie Pascual regrette l'absence de mobilisation des médecins du travail sur l'évaluation de l'état de santé des jeunes actifs.
Les politiques publiques pointées du doigt
Enfin, l'Etat a aussi sa part de responsabilité. Les politiques publiques d'emploi en direction des jeunes privilégient les contrats précaires. Depuis 1975, le registre d'action des 80 mesures prises en direction des jeunes est stable : des exonérations de cotisations employeur sur des contrats à durée déterminée. Fin 2011, l'Etat subventionnait plus d'un emploi sur quatre occupé par un jeune de moins de 26 ans. Quant au contrat d'objectifs fixé au service public de l'emploi, il est de mettre au travail un jeune sur deux, quels que soient les emplois et les conditions de travail. Pour Philippe Askenazy, la jeunesse subit une double peine : les conditions de travail sont dures et valorisées comme telles et, de surcroît, les emplois sont mal payés. Selon lui, ces choix politiques ont augmenté la précarité et dégradé le regard des jeunes sur le travail.
Faciliter l'intégration des plus fragiles
Philippe
Frémeaux
Si les jeunes sont parmi les principales victimes du chômage, tous ne sont pas frappés de la même façon. La dernière enquête Génération du Centre d'études et de recherches sur les qualifications (Céreq), qui suit le devenir professionnel de jeunes entrés dans la vie active en 2007, en témoigne : trois ans après leur arrivée sur le marché du travail, la majorité des jeunes diplômés étaient titulaires d'un contrat à durée indéterminée, tandis que les moins qualifiés enchaînaient les petits boulots, entrecoupés de longues périodes de chômage.
La faute à l'école ? Non. L'école n'est pas responsable de la crise actuelle et de ses effets sur le niveau de l'activité. En revanche, il est vrai qu'elle échoue à donner une formation de base de qualité à tous les élèves. Plus grave, le taux d'échec et les inégalités scolaires se sont accrus ces dix dernières années. Là encore, l'école et ses professionnels ne sont pas seuls responsables : une partie des enfants qui leur sont confiés vivent dans des conditions difficiles, avec des parents eux-mêmes victimes de la crise. Il n'empêche : l'école doit se donner pour mission d'assurer la réussite de tous. Une exigence d'autant plus forte que le monde du travail est devenu plus sélectif et que les connaissances et compétences exigées, y compris pour des tâches jugées peu qualifiées, sont plus élevées qu'hier. La remontée annoncée des taux d'accueil des enfants de 2 à 3 ans en maternelle et la priorité donnée à l'école primaire vont dans le bon sens. Mais il faudra aussi changer les objectifs et pratiques des enseignants afin de rendre la pédagogie plus inclusive.
"Deuxième chance"
En attendant, il faut agir pour faciliter l'intégration des jeunes les plus fragiles sur le marché du travail. Cela passe par le développement des dispositifs qui leur assurent une "deuxième chance" ou leur offrent une première expérience professionnelle. Les contrats de génération et emplois d'avenir sont-ils à la hauteur de l'enjeu ? Il est trop tôt pour évaluer les premiers. Quant aux emplois d'avenir, ils décollent lentement. Rien de très surprenant : ils sont ciblés sur les jeunes les moins qualifiés, ceux que les employeurs - y compris associatifs - rechignent à embaucher. L'absence d'effet d'aubaine, en quelque sorte, limite l'appétit des employeurs. Reste qu'en l'état présent du marché du travail, il faudrait, sans attendre une hypothétique reprise, développer un dispositif supplémentaire afin d'éviter que tous les jeunes qui entrent aujourd'hui sur le marché du travail aient demain le sentiment d'avoir appartenu à des générations sacrifiées.