Face aux transformations du travail, réduire la position des salariés à la résistance au changement relève d’un tour de passe-passe. En effet, ces derniers ne sont pas uniquement confrontés à des difficultés, des nuisances et des risques qui appellent améliorations et mesures de prévention. Ils souhaitent également une activité plus riche, plus épanouissante. Toute réorganisation peut donc être envisagée comme une occasion pour le personnel de promouvoir ses aspirations. La partie n’est cependant pas facile à jouer pour les représentants des salariés.
En effet, quantité de facteurs de pénibilité sont acceptés par les opérateurs comme inhérents aux situations de travail. L’habitude aidant, une grande partie de l’activité se déroule en pilotage automatique. Quant aux efforts réalisés par chacun pour marquer celle-ci de sa propre sensibilité et de ses propres valeurs, ils semblent au premier abord tenir du style personnel. Tout cela fait rarement l’objet de discussions. Aussi, pour faire émerger les enjeux du travail, ne suffit-il pas de consulter le personnel. Il faut aller à son contact pour l’aider à mettre des mots sur sa pratique quotidienne, de façon à en faire un objet commun d’expérience et de réflexion.
Un récit d’événements précis
Quelques entretiens individuels constituent une bonne base de départ, à condition de coller le plus possible à l’activité. Les élus peuvent amorcer les échanges de cette façon : « Nous sommes préoccupés par tel problème ou tel projet de la direction et nous avons besoin de mieux comprendre ton travail et les difficultés que tu rencontres. Est-ce que tu accepterais d’en parler et de nous expliquer comment ça se passe pour toi ? » Pour dépasser les considérations générales que le salarié a tendance à mettre en avant, l’objectif est de solliciter un récit d’événements précis, localisés dans le temps et l’espace. Ainsi, lorsqu’il évoque une situation particulière, il ne faut surtout pas la laisser passer : « Attends ! Si ce point est important pour toi, tu permets qu’on s’y arrête un peu ? Pour que je comprenne bien, est-ce que tu peux me raconter en détail la fois où ça s’est passé ? » Et rester autant que possible sur cet événement pour aider le salarié à le déployer, en repérant les verbes d’action qu’il utilise – « Là, je lui ai préparé son repas et puis… » ou « A ce moment-là, je contrôle la pièce et… » – pour s’y arrêter et lui en faire expliciter le contenu : « En quoi ça consiste de… ? »
En effet, le premier niveau de description diffère peu de ce que dirait l’encadrant de proximité ; c’est souvent une reprise du discours de la prescription alors que le travail réel engage bien autre chose. Préparer un repas pour une personne âgée ou contrôler une pièce sur une chaîne de production implique en effet toute une gamme d’actions peu visibles, de « rangs inférieurs », dont il importe d’expliciter les contours, les objectifs et les conséquences. C’est à ce niveau, dont on ne parle pas spontanément, que se situe une masse de difficultés potentielles ; c’est aussi là que se manifestent l’engagement subjectif, les intérêts et valeurs qui sous-tendent l’activité et les savoir-faire qu’elle mobilise.
Sauf exception, le salarié – qui n’a jamais l’occasion de discuter avec quelqu’un s’intéressant vraiment à son travail – accueille très favorablement cette démarche. Au cours d’une telle rencontre, le voilà amené à expliquer des choses qu’il ne s’était jamais expliquées et, de ce fait, à dire des choses qu’il n’avait jamais dites, à penser des choses qu’il n’avait jamais pensées. Il fabrique alors des ressources langagières qui l’aideront à mieux se faire comprendre de ses collègues, de ses proches, de sa hiérarchie.
Du côté des représentants du personnel, ce genre d’enquête intensive, qui analyse un nombre limité d’événements avec quelques salariés, est beaucoup plus productive qu’une enquête extensive balayant très large, même si cette dernière peut sembler plus en phase avec le discours syndical. Se focaliser sur des séquences réelles d’activité permet de constituer une bibliothèque de situations potentiellement critiques à partir de laquelle il est possible d’interroger les projets de la direction. De plus, le fait d’argumenter sur la base des objectifs de « rangs inférieurs » qui doivent être atteints pour que le travail puisse être assuré ouvre un espace de manœuvre beaucoup plus vaste que la simple revendication de telle ou telle solution. Même si une solution envisagée est impossible à mettre en œuvre, parce qu’il aurait fallu y penser à un stade plus précoce du projet architectural par exemple, les exigences de l’activité demeurent. Et il faudra y répondre de toute façon, en jouant sur d’autres dimensions, techniques ou organisationnelles.
L’idée est cependant d’aller plus loin, en se servant du matériel recueilli pour susciter et soutenir la discussion collective avec et entre les salariés concernés. Là encore, le but est de sortir des discours généraux et des analyses préfabriquées. Car ceux-ci mettent en exergue les différences de sensibilité et d’orientation idéologique qui divisent le personnel ; ils sont susceptibles d’ouvrir sur des débats sans fin qui cristallisent les divisions. En ramenant l’échange sur l’analyse des situations réelles, grâce à l’examen concret des diverses options mobilisées par les salariés dans leur travail, on sort de cette impasse. Mais cette discussion a besoin d’être régulée par le même questionnement que celui mentionné lors de l’étape précédente : « Pour qu’on comprenne bien ta position, est-ce que tu peux nous raconter un exemple précis où ça s’est passé et comment tu t’en es débrouillé ? » De manière à pousser l’analyse de l’événement et ses enjeux : « Et comment tu as fait pour… ? Tu t’es servi de quoi ? Et comment savais-tu que… ? En quoi était-ce important ? »
Un travail plus juste, plus efficace
Cette démarche suscite chez les participants le besoin d’exprimer leurs propres expériences. Le rôle de l’élu du personnel est alors de garantir le cadre d’une discussion collective orientée vers l’intercompréhension. Chaque vécu singulier éclaire d’une lumière particulière les contraintes comme les potentialités de la situation de travail, permettant à chacun d’approfondir sa propre appréhension de celle-ci. Il n’est plus question de confronter des idéaux plus ou moins flous, mais d’examiner les valeurs mobilisées in situ par les uns et les autres, d’évaluer les conditions qu’elles requièrent, les savoir-faire qu’elles impliquent et les conséquences qui en découlent. Les salariés se découvrent ainsi en position d’apprendre les uns des autres. Le processus transforme en ressources les différences qui apparaissaient auparavant comme des obstacles à l’action collective. Il n’efface pas ces divergences mais fait apparaître, sur certains points, des éléments de consensus dans la perspective d’un travail plus efficace, plus juste, plus respectueux des êtres humains, des dispositifs, de l’environnement. En somme, les valeurs communes que les salariés entendent défendre.
Un tel processus équivaut au ravaudage d’un tissu social effiloché sous l’effet de l’individualisation croissante du rapport au travail. Il renforce les liens, construit le collectif et fait émerger la puissance d’agir nécessaire pour porter dans le débat social les intérêts et aspirations des salariés. Et c’est probablement, ici, la transformation la plus cruciale.
Cette orientation ne va pas sans difficultés tant elle nécessite la construction de savoir-faire particuliers. Mais ceux-ci ne s’acquièrent qu’en expérimentant : ce n’est qu’en interrogeant le travail que l’on apprend à interroger le travail. Une fois qu’ils ont compris ce que les représentants du personnel s’efforcent d’apprendre d’eux, au plus près de leur expérience, les salariés s’avèrent d’excellents professeurs. Et il y a en permanence, dans toute entreprise, des petits changements qui peuvent constituer autant d’occasions de se familiariser progressivement avec ce type d’enquête auprès des personnels concernés.