Pour mener des réformes d’envergure, les porteurs de projet et le management sont dûment formés aux méthodes de conduite du changement. Lesquelles font une large place à la façon de soutenir les salariés concernés. Pour gérer leurs « résistances », un outil s’impose : la « courbe du changement », déclinaison de la « courbe du deuil ». Cette dernière a été élaborée par la psychiatre suisse Elisabeth Kübler-Ross à partir de travaux de recherche menés auprès de malades en phase terminale. Ils montrent que la plupart des patients passeraient par cinq étapes successives – le déni, la colère, le marchandage, la dépression puis l’acceptation – face à l’annonce de leur mort prochaine.
Les travers d’une théorie psychologisante
Dans les années 1990, cette analyse fut reprise dans le champ managérial et appliquée à la conduite de projet. Par analogie, on considère que, face à un changement, les salariés doivent « faire le deuil » de ce qu’ils vont perdre dans leur future situation de travail. On se focalise alors sur les modalités qui vont leur permettre de parvenir au plus vite à la phase d’acceptation. Depuis les années 2000, particulièrement depuis l’affaire des suicides à France Telecom, entreprise où il fut abondamment utilisé, ce concept a fait l’objet de très nombreuses critiques. Scientifiques et experts mais aussi professionnels du management ont lancé des mises en garde.
En effet, cette approche de l’accompagnement des transformations s’avère pour le moins problématique. Le changement y est d’abord considéré comme inéluctable, voire naturel, comme s’il n’était pas le résultat de choix réfléchis et décidés par des acteurs de l’entreprise. Plus encore, il est présenté comme intrinsèquement positif, tandis que les objections des salariés ne constitueraient que des réactions conservatrices et transitoires : les émotions négatives qu’ils ressentent (le déni, la colère, la dépression) sont ainsi censées s’estomper au fil du temps.
Peu d’écoute pour les critiques ou les réserves exprimées
Dans ces conditions, la validité des transformations et leurs éventuels effets négatifs sur les conditions de travail des personnels ne sont pas questionnés. De fait, on ne porte qu’une attention très limitée aux contenus de leurs critiques ou de leurs réserves. Cette logique est de nature à empêcher les échanges constructifs sur les projets envisagés. L’expérience et les connaissances des salariés concernant les situations de travail n’entrent pas en ligne de compte. Or, le plus souvent, s’ils n’adhèrent pas à une réorganisation, c’est en raison de la nature même des changements, ou encore de leur manque de visibilité.
Il faut donc prendre garde à ne pas confondre accompagnement du changement et prévention. Le premier postule que les modifications apportées à l’organisation du travail sont inévitables, incontestables et vise à atténuer l’augmentation des risques qui pourraient en résulter, tandis que la démarche de prévention est inverse : les transformations prévues doivent être remaniées, adaptées afin d’éviter toute hausse des expositions professionnelles.