Lors des restructurations et des changements organisationnels avec suppressions de postes, le travail demeure le grand absent des décisions stratégiques prises de manière centralisée par un cercle restreint de dirigeants. Celles-ci reposent souvent sur des représentations simplificatrices, à partir d’indicateurs issus de tableaux de bord, de données de pure gestion… Ce que nous remarquons lors de nos interventions, c’est une méconnaissance des réalités quotidiennes du travail, telles qu’elles sont vécues par les salariés. Lesquelles resurgissent lorsque le projet est mis en œuvre, impactant sa faisabilité opérationnelle, avec des conséquences pour ceux qui restent.
En analysant ce qu’il se passe sur le terrain et en identifiant les enjeux du travail futur, l’expertise contribue à réduire cet écart entre la perception de la direction et la situation réelle. Dans le cadre des restructurations, elle est prévue à l’occasion d’un projet important modifiant les conditions de santé, de sécurité ou de travail (article L. 1233-34 du Code du travail). A ce titre, elle s’inscrit dans les principes généraux de prévention, énumérés aux articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du Code du travail, qui s’imposent à l’employeur. Celui-ci doit anticiper les conséquences de toute réorganisation sur les risques professionnels.
Or cela est trop souvent oublié dans les plans de sauvegarde de l’emploi (PSE). L’expérience montre que l’absence d’une prise en compte suffisante de cet enjeu favorise le développement des risques psychosociaux pour les salariés demeurant en poste, en lien avec l’apparition de phénomènes de désordre organisationnel, d’intensification du travail et de tensions relationnelles. C’est la raison pour laquelle la direction régionale de l’Economie, de l’Emploi, du Travail et des Solidarités (Dreets)
contrôle les mesures de prévention prises par l’employeur en application de son obligation de sécurité. Le tribunal des conflits a rappelé ce pouvoir de l’autorité administrative dans sa décision n° C4189 du 8 juin 2020. Le CSE est donc dans son rôle lorsqu’il interroge les conditions de travail de ceux qui restent, au-delà du devenir de ceux qui partent.
La boussole détraquée des indicateurs
L’expertise permet plusieurs types de contributions. Les premières portent sur le projet lui-même : diagnostic centré sur l’analyse des situations de travail, examen de sa cohérence, anticipation de ses effets probables sur la santé. Les secondes alimentent le dialogue social, avec des alternatives et des propositions d’amendements, tenant le point de vue du travail.
Une intervention que nous avons réalisée dans une entreprise décidée à fermer plusieurs magasins illustre l’intérêt d’une telle démarche. Elle a d’abord permis de « matérialiser » les écarts entre la réalité du terrain et la vision de la direction, reposant sur des indicateurs faussés du fait de dysfonctionnements causés par des réorganisations précédentes et qui concernaient, entre autres, la gestion des stocks et les approvisionnements en produits. Une situation qui était déjà source de stress pour les salariés, confrontés à une dégradation des conditions de travail et de la relation client. Les vendeurs ont fait part de leurs difficultés : « De nombreux clients viennent en magasin pour nous demander un produit spécifique, sauf que nous ne l’avons pas. Comment gérer la relation client dans de bonnes conditions ? » Or, si le projet de restructuration pointait la baisse des ventes, il ne remontait pas à la source du problème : « Nous vendons, oui, mais nous sommes obligés de rembourser les clients, car nous ne fournissons pas les produits. » Ne prenant pas en compte cet aspect, la mise en place de la restructuration ne pouvait que faire perdurer les problèmes pour les salariés des magasins restants.
« Toujours autant de boulot avec de moins en moins de monde »
Cette expertise a aussi montré que l’indicateur du seul chiffre d’affaires pour définir le nombre de vendeurs sur un site ne permettait pas de tenir compte de la superficie des magasins, ce qui engendrait des tensions dans le travail. Ces dernières se manifestaient par un accroissement de la charge de travail – les salariés ayant le sentiment de devoir « courir partout » –, une augmentation des tâches de manutention et, en conséquence, une diminution du temps passé en conseil client. Dès lors, un phénomène de cercle vicieux s’auto-alimentait, liant baisse de chiffre d’affaires et baisse d’effectifs, avec, pour résultat, une dégradation chronique des conditions de travail : « Il y a toujours autant de boulot à faire, mais avec de moins en moins de monde. » Les indicateurs de gestion n’étaient donc pas en mesure de refléter cette réalité du terrain. Seule une approche avec un regard sur le travail, via l’expertise, a permis de mettre en lumière ces difficultés, des faits qui ont alimenté les échanges entre les partenaires sociaux.
Parce qu’elle s’attache à décrire le quotidien de l’activité, l’expertise fournit des apports déterminants pour le travail futur. Lorsque nous intervenons après des réorganisations, nous constatons régulièrement que les conditions de travail se sont dégradées, avec une recrudescence des risques psychosociaux. Ce fut par exemple le cas dans cette entreprise où les suppressions de postes ont généré un phénomène de « désordre », la nouvelle organisation étant déficiente. Et cela, alors même qu’avait été défini un processus de conduite du changement structuré. Ne pas tenir compte des conditions réelles d’exercice de l’activité a conduit à sous-estimer la charge des opérateurs. Or, l’ampleur des transformations nécessitait, y compris pour les plus expérimentés d’entre eux, d’acquérir de nombreux gestes et savoir-faire professionnels. Mais réapprendre à redevenir débutant ne va pas sans mal, ce qui n’avait pas été anticipé.
En permettant que les enjeux du travail ne soient pas les grands oubliés des restructurations, en réinterrogeant les critères de prise de décision, l’usage de l’expertise par le CSE peut servir à remettre les questions de prévention au cœur des projets. Par là même, il contribue à la performance des organisations, à la pérennité ainsi qu’à la qualité des emplois de ceux qui restent.