Les projets de transformation font partie de la vie quotidienne des organisations. Qu’ils soient importants, comme la construction d’un nouveau bâtiment, l’installation d’une nouvelle ligne de production ou la modification d’une organisation du travail, ou de moindre ampleur, comme l’achat d’une nouvelle machine ou la mise en place du télétravail, leur point commun est d’avoir, d’une manière ou d’une autre, un impact sur l’activité des personnes concernées. Dans tous les cas, la façon dont ces projets sont déployés reflète le fonctionnement de l’entreprise, la place accordée à la prévention des risques professionnels et à la santé au travail, et aussi une certaine idée de la gouvernance et du dialogue social. Autrement dit, ils donnent une vision du management et de ce qui peut faire qualité de vie au travail.
Rappelons que l’action en matière de santé au travail a connu trois évolutions majeures : un élargissement du champ d’intervention allant de l’environnement matériel jusqu’aux modes de management en passant par la conception des systèmes techniques ; un positionnement des démarches de prévention le plus en amont possible dans les processus de conception des situations de travail ; une approche de la santé mettant l’accent sur le développement du pouvoir d’agir des individus. Dès lors, la conduite des changements amène à s’interroger à la fois sur leurs contenus et sur les méthodes de leur élaboration, de leur validation et de leur déploiement.
Pour un changement réussi avec les utilisateurs
Il arrive par exemple qu’une machine soit commandée et installée trop rapidement. On s’aperçoit ensuite de problèmes de qualité ou d’accessibilité pour la maintenance et le nettoyage, de difficultés de travail ou de l’exposition à des risques nouveaux pour les salariés. Cela peut conduire à arrêter momentanément l’utilisation de cette machine et, si c’est possible, à procéder à des adaptations pouvant s’avérer coûteuses. Il en va de même pour la conception d’un bâtiment si certains éléments comme la proximité entre des zones d’activité, les croisements entre matériels et personnes, ou la possibilité de faire des stocks intermédiaires n’ont pas été suffisamment réfléchis, compliquant ainsi le travail de chacun. Il n’est pas rare que des changements importants connaissent une mise en œuvre chaotique ou doivent être purement et simplement abandonnés. A la fin d’un projet, on peut parfois entendre des managers ou des opérateurs regretter : « Ah, si on y avait pensé, on aurait pu en profiter pour… » Au choix : réduire les manutentions, revoir le système des rangements, stocker les consommables dans un endroit plus adéquat, créer un espace de réunion, etc.
L’origine des erreurs de conception est connue, les ingrédients d’un changement réussi également. Très fréquemment, les projets sont conduits par la technique (telle nouvelle machine, tel système d’exploitation, telle caractéristique architecturale), avec une sous-estimation des dimensions humaines et organisationnelles et une place excessive donnée aux concepteurs ou aux fournisseurs.
Se donner du temps
Dans la conduite des changements, le rôle des salariés utilisateurs est une question déterminante, tant en termes d’efficacité que de santé, l’objectif étant d’utiliser leur connaissance des réalités concrètes de l’activité pour « nourrir » le projet et de développer leur capacité d’agir sur leur environnement de travail. Comme le soulignait Georges Canguilhem, médecin et philosophe, « les ouvriers ne tiendraient pour authentiquement normales que des conditions de travail qu’ils auraient d’eux-mêmes instituées en référence à des valeurs propres ». Dans un processus de transformation, cela implique que les travailleurs jouent un rôle moteur, à la fois dans la détermination de son contenu et dans les modalités de sa mise en œuvre. Lorsque la « résistance au changement » est invoquée par une direction pour expliquer un rejet ou une réticence des salariés, il s’agit bien souvent de situations où aucune démarche participative réelle n’a été mise en place, où la transformation n’apparaît pas congruente avec le vécu des acteurs de terrain, où les solutions élaborées loin de leur expérience quotidienne réduisent leurs marges de manœuvre. En clair, les salariés considèrent que ce n’est pas « leur » projet.
Mais faire en sorte que ces derniers soient acteurs du changement demande de l’anticipation et un peu de méthode. Il existe trop d’exemples de participation conduisant à des échecs ou à des résultats décevants. Passons sur les simulacres, qui ne donnent aucune vraie possibilité aux salariés de peser sur un projet déjà ficelé par ailleurs. Signalons aussi la difficulté potentielle, pour les représentants du personnel, de tenir la discussion face à des concepteurs qui maîtrisent parfaitement l’argumentation technique. Chacun doit tenir son rôle, tout en admettant que réussir un changement, c’est d’abord se donner du temps… pour en gagner plus tard.
Première erreur à éviter : se focaliser trop rapidement sur la solution technique ou organisationnelle. Il est nécessaire, à chaque étape, de se poser des questions permettant d’enrichir la réflexion et de faciliter les choix ultérieurs. Lors de la définition du projet, il faut avant tout préciser ses objectifs : à quels problèmes ou difficultés souhaite-t-on répondre ? Quel diagnostic fait-on de la situation initiale ? A partir de là, qu’est-ce qui doit changer et, à l’inverse, que faut-il préserver ? Dans ce processus, des opportunités se présentent-elles par rapport à certains enjeux : réduire les risques, améliorer les conditions de travail, mieux traiter les déchets, développer la mixité des emplois ?
Mettre en discussion les objectifs
Pour être efficace, toute transformation suppose la mobilisation de nombreux acteurs, dont les destinataires du changement. Il est essentiel de veiller à ce que la structuration du projet intègre les différentes logiques professionnelles (production, maintenance, qualité, santé-sécurité, ressources humaines…). Et, éventuellement, qu’elle permette d’élargir les discussions à d’autres parties prenantes, par exemple pour intégrer les questions environnementales.
L’élaboration du contenu requiert par ailleurs une représentation des futurs utilisateurs dans toute leur diversité, afin que les choix se fassent sur la base d’une connaissance fine du travail réel, en particulier des variabilités que les travailleurs gèrent au quotidien : les caractéristiques changeantes de la matière première, l’intensité du flux de clients selon les périodes, le nombre de personnes affectées dans l’unité, l’occurrence d’erreurs à rattraper, etc. Voilà qui peut donner lieu à des allers et retours entre les concepteurs et les salariés concernés pour tester les choix avant de les valider, en procédant notamment à des simulations de l’activité future. Le projet ne s’arrête toutefois pas à la phase de conception et sa mise en œuvre pose d’autres questions. Comment suit-on son déploiement ? Comment organise-t-on les retours d’expérience des utilisateurs et sur quels critères ?
Pour les représentants du personnel, et en particulier le CSE, un projet de transformation est un moment déterminant, à condition de ne pas se cantonner aux formalismes de la consultation obligatoire, certes à respecter, mais insuffisants pour intervenir concrètement dans le processus. Car il existe un vrai paradoxe : soit la consultation a lieu quand toutes les informations sur le projet sont connues – c’est-à-dire à la fin de la phase de conception – mais les marges de manœuvre pour influer sur le contenu s’avèrent alors réduites ; soit la consultation a lieu très tôt, par exemple dès les études de faisabilité, mais on dispose alors de peu d’éléments permettant de formuler un avis détaillé sur les évolutions à venir.
Raisonner en termes de cahier des charges
Pour sortir de cette impasse, il faut prendre les choses différemment, en s’accordant du temps pour associer les salariés et leurs représentants tout au long du projet et ce, dès la phase initiale. Ce qui suppose une qualité du dialogue social pour mettre le travail réel au cœur de la réflexion, vérifier la pertinence des options envisagées au regard des situations concrètes d’exercice de l’activité, mettre en discussion les objectifs du changement afin de les modifier ou les enrichir, suggérer des alternatives. Ainsi, dans un établissement bancaire, la direction et le CSE ont convenu d’instaurer une commission permanente « Projets immobiliers et mobiliers », un cadre qui permet de suivre tous les changements importants, depuis les études de faisabilité jusqu’au démarrage des installations. A chaque étape, les élus formulent remarques et propositions, en s’appuyant sur des analyses de terrain conduites avec les salariés. Les accords et désaccords sont formalisés dans des avis intermédiaires et synthétisés dans l’avis final du CSE.
Intégrer le CSE à la conduite du changement, c’est aussi favoriser une démarche centrée sur la finalité du projet et ses enjeux, avec un raisonnement en termes de cahier des charges. La définition des objectifs et des spécifications souhaitées, notamment celles en matière de conditions de travail et de marges de manœuvre à garantir, servira alors de fil rouge jusqu’à la validation des solutions présentées par les concepteurs ou fournisseurs. En outre, l’élaboration de ce cahier des charges permet de structurer les échanges avec les salariés.
Le CSE comme moteur
La formation des élus au CSE devrait intégrer une partie consacrée à ces aspects de gestion du changement, qui relève de leur action. Car c’est l’instance où doivent s’établir des liens entre questions économiques, sociales et de santé. Chaque transformation devrait donner lieu à une analyse d’impact en matière d’emplois et de compétences ou d’expositions professionnelles. C’est l’occasion de créer des ponts entre différents sujets : ici, les enjeux de qualité peuvent entrer en résonance avec le besoin de faire baisser les troubles musculosquelettiques ; là, des interventions de maintenance facilitées peuvent également permettre de réduire les risques.
A n’importe quelle phase d’un changement, il est toujours possible d’agir, de mobiliser l’expérience des salariés, de faire vivre la participation en valorisant l’expérimentation, les tests, l’avancée par « essais-erreurs », pour que les conditions de travail soient prises en considération dans les arbitrages. Ceci est vrai pour les transformations importantes comme pour les plus petits projets. « Tout homme veut être le sujet de ses normes », disait Canguilhem. L’entreprise « libérée » n’est pas forcément celle qui réduit sa hiérarchie mais celle qui associe, au quotidien, les salariés aux changements, et qui promeut une gouvernance respectueuse des différentes logiques professionnelles, de la diversité et du dialogue social.