Les salariés et leurs représentants aspirent à être associés aux projets de transformation des entreprises. Pourquoi la conduite du changement reste-t-elle encore trop souvent à la seule main des directions ?
Blanche Segrestin : Il y a clairement une forte attente en la matière. Et ce d’autant plus que les entreprises sont devenues des lieux d’action collective d’une extraordinaire puissance innovante et créative. Elles sont donc attendues pour être, de par leurs activités, des espaces de développement économique, social et environnemental, et des vecteurs de l’épanouissement de leurs salariés. Si cet espoir est si souvent déçu, c’est parce qu’aujourd’hui encore, les entreprises sont régies par le seul droit des sociétés. Selon ce droit, qui n’a quasiment pas évolué depuis le XIXe siècle, le principal dirigeant est un mandataire social, nommé par les actionnaires pour agir en leur nom et potentiellement pour défendre leurs seuls intérêts.
Et quelle est donc la place des travailleurs ?
B. S. : Si les salariés apparaissent comme des acteurs clés de l’entreprise, ce ne sont « que » de simples tiers pour la société. Ce qui pose une redoutable difficulté. Car, si on considère l’entreprise comme un lieu de création collective, alors les dirigeants devraient avoir pour mandat d’animer le collectif de travail, de développer ses capacités d’innovation. Ce qui n’est pas le cas, puisqu’ils ont celui de défendre l’intérêt des actionnaires. Il y a donc bien une « déformation » possible de l’entreprise, selon l’expression de l’économiste Olivier Favereau (voir « A lire »), par rapport à sa conception originelle.
Peut-on dire que le concept de responsabilité sociale des entreprises (RSE) a permis de rapprocher les parties prenantes ?
B. S. : Dans le cadre d’une gouvernance inchangée, la RSE ne peut produire que des effets limités. Tant que les actionnaires ont un intérêt financier à prendre en compte les aspects sociaux et environnementaux, ils n’ont pas de raison de s’y opposer. Mais en cas de conflit entre parties prenantes, ils gardent le droit de contrôle ultime !
Au cours des dernières décennies, il y a quand même eu des tentatives pour faire davantage participer le personnel…
B. S. : C’est même une idée très récurrente. Au XXe siècle, il y a eu de nombreux débats sur la cogestion, la codétermination, etc. Mais les formes de participation sont restées très limitées, en tout cas en France ; rien n’a vraiment changé dans la gouvernance des entreprises. Les lois Auroux ont bien accordé aux salariés de nouveaux droits mais les instances de représentation n’ont jamais eu davantage qu’un droit d’information et de consultation. Quant au droit d’expression, on l’a cantonné aux seuls postes de travail. En réalité, on a buté sur une forme de confusion entre participer et diriger. Avec une difficulté à penser le fondement de la subordination.
Dans quels organes de direction les salariés devraient-ils prendre place pour peser davantage sur les transformations ?
B. S. : L’enjeu est-il seulement de rééquilibrer les représentations des parties dans les instances de gouvernance ? Le vrai sujet me semble être ailleurs. Les entreprises sont des lieux de création collective dans lesquels les compétences ne préexistent pas, dans lesquels les rôles ne sont pas donnés au départ. Dans ces conditions, les orientations stratégiques ne relèvent pas d’un vote démocratique. On peut penser au contraire que le rôle du management est d’organiser les processus d’apprentissage et de permettre la participation effective des salariés aux dynamiques d’exploration et d’innovation. Pour que ces derniers y prennent pleinement part, le mieux n’est-il pas d’expliciter le mandat des dirigeants et les finalités poursuivies par l’entreprise, sa contribution attendue en matière sociale comme en matière environnementale ? Et que les salariés participent au contrôle de la gestion au regard de ces finalités ?
L’avènement de la « société à mission », qui se donne une finalité d’ordre social ou environnemental, peut-il changer la donne ?
B. S. : Conceptuellement, voilà un moyen d’action très important, même si seules quelques dizaines de firmes ont pour l’instant sauté le pas. Pour une société, afficher sa raison d’être et l’inscrire dans ses statuts, c’est une évolution majeure. Cela permet en effet de placer l’entreprise et le sens de l’activité au cœur du contrat de société et de la gouvernance ! Les engagements pris sont opposables et valables, même en cas de changement d’actionnaires. A ce titre, c’est beaucoup plus puissant que la RSE ! La mission est un levier majeur de contrôle des orientations stratégiques pour toutes les parties, y compris les salariés. Ces derniers doivent d’ailleurs être représentés, d’après la loi, au comité de mission qui est l’organe de contrôle des engagements. Désormais, on ne peut plus écrire dans les manuels scolaires que les entreprises n’ont comme objet que la maximisation du profit.