Les troubles du sommeil en lien avec le travail sont un phénomène courant. Sont incriminés les horaires alternants ou de nuit, les longues journées de travail, la précarité sociale et, plus généralement, les situations de harcèlement ou de stress. Ces dernières peuvent résulter de déséquilibres dans l'organisation du travail, évalués selon différents modèles : écart entre de fortes exigences au travail et une faible autonomie pour y faire face (Karasek), déséquilibre entre la contribution du salarié et la rétribution ou reconnaissance qu'il reçoit en retour (Siegrist) ou faible qualité des processus de décision au sein de l'entreprise et faible considération de la part du supérieur hiérarchique (justice organisationnelle).
La fréquence des troubles du sommeil ne doit pas conduire pour autant à les banaliser. En effet, le déficit de sommeil entraîne des réactions biologiques dont les conséquences peuvent être lourdes. Comme face à n'importe quelle agression, l'organisme réagit en mobilisant son système de défense élémentaire : l'inflammation. Il sécrète une série de molécules, les cytokines pro-inflammatoires, qui orchestrent cette mobilisation. L'inflammation accroît la production de radicaux oxydants, ce qui crée, en cas de débordement des défenses anti-oxydantes, un état de stress oxydant au niveau cellulaire.
Dans certains cas, ce processus peut être aggravé par un cumul de facteurs. Ainsi, chez les salariés travaillant en horaires postés ou de nuit, les perturbations du sommeil et le dérèglement des rythmes biologiques entraînent notamment une réduction de la sécrétion de la mélatonine, une hormone aux vertus anti-inflammatoires et anti-oxydantes, ce qui renforce l'inflammation.
Perturbation du fonctionnement cérébral
La cible de premier plan du processus inflammatoire est le cerveau ; les cytokines pro-inflammatoires et les radicaux oxydants perturbent son fonctionnement. C'est particulièrement le cas pour l'hippocampe, une structure du lobe temporal dont l'intégrité est nécessaire aux processus de mémorisation. Les troubles du sommeil peuvent ainsi s'accompagner d'une dégradation de la mémoire et des capacités d'apprentissage
Indépendamment de la fatigue et des phénomènes de somnolence, le déficit de sommeil amoindrit également la capacité à maintenir le comportement à son meilleur niveau. Il réduit en effet le contrôle du cortex préfrontal sur les structures sous-corticales. Il favorise ainsi les réactions émotionnelles élémentaires, au détriment de l'élaboration d'un comportement instruit par l'expérience et la culture. Les conséquences en sont une hausse de la réactivité émotionnelle, de l'anxiété et de l'irritabilité. L'expression émotionnelle est perturbée, comme la capacité à comprendre les émotions d'autrui, ce qui diminue la capacité à se repérer dans les interactions sociales. Tout cela contribue à l'augmentation du risque de conflit, d'erreur ou d'accident. Par ailleurs, la tendance à rechercher des satisfactions élémentaires se traduit par une valorisation de la prise d'aliments à forte teneur en calories et par la réactivation des comportements addictifs.
Les perturbations émotionnelles sont, pour la plupart, susceptibles de se résorber avec le repos, mais elles peuvent aussi amorcer une spirale dangereuse : la dégradation des capacités et des performances peut conduire à une augmentation du stress professionnel, responsable à son tour d'une aggravation ou d'une pérennisation des troubles du sommeil et de leurs effets.
Fort effet sur l'appétit
Outre ces perturbations d'ordre comportemental ou neurologique, les troubles du sommeil sont aussi responsables, à long terme, de l'apparition de pathologies chroniques. Le déficit de sommeil a un fort effet sur l'appétit. Il réduit la production d'une hormone responsable du sentiment de satiété - la leptine - et augmente celle d'un puissant stimulant de l'appétit : la ghréline. Le déficit de sommeil est ainsi associé à un risque important d'excès de poids. Le lien entre un sommeil court et l'élévation de l'indice de masse corporelle est bien établi. Aux Etats-Unis, où le temps de sommeil aurait diminué de près de deux heures au cours de la seconde moitié du XXe siècle, ce phénomène est un des facteurs évoqués pour rendre compte de la montée de l'obésité.
Là encore, il y a un risque d'auto-aggravation. D'une part, le tissu adipeux a, lui-même, des propriétés pro-inflammatoires, il entretient et pérennise l'inflammation. D'autre part, l'évolution vers l'obésité augmente la probabilité d'installation d'une apnée du sommeil. Ce trouble particulier perturbe l'oxygénation de l'organisme et accroît, par ce biais, la production de radicaux oxydants. Un cercle vicieux peut donc, ici encore, s'installer, les troubles du sommeil favorisant la prise de poids qui, à son tour, favorise les troubles du sommeil, avec un renforcement de l'inflammation et du stress oxydant...
A ces désordres métaboliques s'ajoute, sous l'effet des cytokines pro-inflammatoires, la réduction de la sensibilité à l'insuline, qui accroît le risque de diabète. L'augmentation du risque de pathologies cardiovasculaires est aussi liée à la conjonction de ces problèmes métaboliques et de l'état inflammatoire. L'athérosclérose, responsable de pathologies vasculaires, est en effet une atteinte inflammatoire de la paroi artérielle dont l'évolution est contrôlée par les médiateurs de l'inflammation. Dans le champ du travail, l'analyse statistique des données de l'enquête épidémiologique Whitehall, menée auprès de fonctionnaires britanniques, montre que le lien entre le déficit de justice organisationnelle, source de stress, et les pathologies cardiovasculaires passe par la médiation des troubles du sommeil.
Enfin, au-delà du diabète et des maladies cardiovasculaires, les troubles du sommeil sont susceptibles de favoriser la survenue ou d'aggraver l'évolution de l'ensemble des pathologies chroniques liées au vieillissement. En effet, toutes ces pathologies comportent une composante d'inflammation et de stress oxydant. La mise en évidence récente du lien entre les troubles du sommeil et certains cancers confirme cette crainte. La recherche se heurte cependant à une difficulté : dans la mesure où toutes les formes d'agression ont pour conséquence une mobilisation de l'inflammation, leurs effets s'accumulent et il est difficile de discerner la part des unes et des autres dans la production des pathologies chroniques.
Il y a urgence
L'importance de la question a néanmoins conduit les autorités américaines à faire du sommeil un enjeu de santé publique et à l'inscrire, en 2010, dans les priorités de santé. Dans un contexte où une personne sur trois dit souffrir de troubles du sommeil au moins trois nuits par semaine et où une personne sur cinq présente une insomnie chronique accompagnée d'un retentissement diurne, il devient en effet urgent de se saisir du problème... Le développement de cliniques du sommeil ne doit cependant pas faire oublier la nécessité de mesures préventives visant les conditions et l'organisation du travail.