Le recours à des formes atypiques d'organisation horaire du travail a des effets sur la santé et la sécurité bien documentés. Parmi les plus rapportés, on trouve les troubles du sommeil, associés à des troubles gastro-intestinaux, psychiques, des maladies cardiovasculaires, des difficultés sociales ou familiales...
Plutôt du matin ou plutôt du soir
Des conséquences sur les performances mentales ont aussi été démontrées, en particulier sur le plan de la mémoire. Ces effets tendent à augmenter avec la durée d'exposition et l'âge. Il existe par ailleurs de fortes différences individuelles dans la tolérance à ces horaires, notamment au travail dit "posté" (avec des horaires alternants sur la journée et la nuit), en fonction des besoins en durée du sommeil et des heures préférentielles de sommeil. Certains salariés sont en effet plutôt du matin ou plutôt du "soir".
Or, face aux nécessités de productivité et au développement d'offres de services 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, le recours aux horaires atypiques ne cesse de progresser dans l'industrie et le secteur tertiaire. Ces horaires atypiques recouvrent une grande variété de modalités : travail de nuit ou tôt le matin, en 3 x 8 heures, en 2 x 12... On compte actuellement 15,2 % des salariés français travaillant régulièrement de nuit. Dans certains cas, le service se trouve fragmenté sur deux périodes de la journée, par exemple tôt le matin et tard le soir. Ces services fractionnés sont couramment utilisés dans les transports pour faire face aux pics de trafic.
Parallèlement, on note une évolution de la nature et des contraintes imposées par le travail, avec une réduction de la dimension physique des tâches au profit des dimensions mentales. La forte automatisation des outils de travail contribue à accroître les activités de surveillance sollicitant de manière importante la vigilance des opérateurs.
"Portes" et "zone interdite"
Les effets des horaires atypiques sur la santé et les performances cognitives sont liés en grande partie à notre fonctionnement physiologique, régulé par l'interaction de trois processus. Le premier est la pression du sommeil : plus la durée de la veille est élevée, plus la pression du sommeil est forte. Le deuxième relève de notre horloge biologique. Nos capacités à rester éveillés varient en fonction de rythmes internes (sur 24 ou 12 heures) générant des périodes de faible vigilance - les "portes du sommeil" qui surviennent au cours de la nuit et en début d'après-midi - et des périodes favorables à l'éveil : la zone interdite du sommeil en fin d'après-midi, propice aux activités intellectuelles. Le troisième processus est l'inertie du sommeil : le réveil provoque un état transitoire de vigilance et de performances dégradées. La dissipation de ce phénomène, qui ne prend que quelques dizaines de minutes en condition normale, peut s'étaler sur plusieurs heures dans certaines conditions, notamment lorsque le réveil survient au cours du sommeil profond.
La modélisation de ces trois processus permet de mieux comprendre les risques liés aux horaires atypiques, et plus particulièrement au travail posté. Ce modèle explique notamment la faible récupération associée à un sommeil de jour qui suit une période de travail nocturne : malgré le niveau élevé de pression du sommeil à la fin de la période de travail nocturne, l'horloge biologique inhibe le déclenchement du sommeil. Le conflit entre ces deux processus induit un sommeil de faible durée et de mauvaise qualité et une fatigue importante.
Privilégier le sens des aiguilles d'une montre
La très forte inertie de l'horloge biologique aux changements est une des difficultés majeures auxquelles sont confrontés les travailleurs postés. Des études ont montré que cette adaptation était très longue et qu'une forte majorité des travailleurs de nuit ne s'adapte jamais totalement, en particulier en raison des périodes de repos au cours desquelles un rythme normal est adopté. A partir de ces connaissances scientifiques, plusieurs principes généraux ont pu être établis pour la conception des horaires de travail, notamment :
- favoriser des changements rapides d'horaires (tous les deux ou trois jours maximum) ;
- privilégier une rotation des horaires dans le sens des aiguilles d'une montre, soit du matin vers l'après-midi, puis la nuit ;
- limiter le plus possible les changements d'horaires imprévus, qui rendent difficiles l'anticipation et la préparation du salarié.
Bien entendu, ces principes doivent prendre en compte la nature des tâches et de l'organisation du travail.
Dans certains secteurs, l'impact des horaires de travail sur la fatigue et la sécurité a fait l'objet d'une attention particulière. Ainsi, dans l'aérien, compte tenu du rôle de la fatigue dans plusieurs accidents, l'Organisation internationale de l'aviation civile préconise la mise en oeuvre de politiques de prévention spécifiques. Dans certains pays, ces politiques s'appuient sur des approches innovantes qui viennent compléter, voire remplacer, les réglementations traditionnelles du temps de travail et de repos. Ces démarches sont désignées sous l'appellation de "systèmes de gestion du risque fatigue". Elles s'inscrivent dans des approches en santé et sécurité au travail "basées sur la performance", qui fixent des objectifs en matière de sécurité sans prescrire les moyens pour les atteindre, considérant que les organisations sont les mieux à même de connaître et gérer leurs risques en fonction de leurs activités spécifiques. Les entreprises sont ainsi encouragées à développer leurs propres règles sur les horaires de travail, afin d'en prévenir les effets négatifs sur le sommeil et la fatigue.
Travail de nuit : des effets durables sur le sommeil ?
Jean-Claude
Marquié
directeur de recherche au CNRS, chercheur au Laboratoire travail et cognition (CLLE-LTC) de l'université Toulouse 2-Jean-Jaurès
Les perturbations du sommeil sont un des effets du travail de nuit que les travailleurs perçoivent immédiatement dans leur vie quotidienne, et parfois péniblement. Mais on ne sait presque rien sur les effets chroniques du travail de nuit sur le sommeil. Est-ce qu'à côté des autres effets connus ou soupçonnés sur la santé (troubles gastriques, cancers...), la désynchronisation des rythmes circadiens
qui accompagne la pratique du travail de nuit pendant de nombreuses années affecte durablement, voire de manière irréversible, la qualité du sommeil ?
L'enquête Vieillissement, santé, travail (Visat)
a apporté un éclairage à cette question en suivant pendant dix ans, en lien avec la médecine du travail, plusieurs centaines de salariés, hommes et femmes de tous secteurs, âgés de 32 à 62 ans au début de l'étude.
Bonne nouvelle. Les résultats observés par Visat entre 30 et 50 ans sont compatibles avec l'hypothèse d'une perturbation durable du sommeil, puisque les anciens travailleurs de nuit présentent des troubles plus élevés que les "jamais" exposés, même si on ne peut pas exclure que ces derniers se soient écartés du travail de nuit du fait d'une plus grande fragilité antérieure du sommeil. La bonne nouvelle, c'est que, après 50 ans, les différences entre les "anciens" et les "jamais" exposés disparaissent, ce qui laisse penser que les perturbations se résorbent avec le temps. Mais là encore, on ne peut l'affirmer catégoriquement, car cela peut être dû au fait que ceux qui travaillent de nuit jusqu'à ces âges avancés ont un sommeil et une santé plus robustes.
La question des conséquences à long terme reste un sujet difficile, mais crucial. Elle se pose aussi pour d'autres aspects de la santé, comme les perturbations du système cardiovasculaire (syndrome métabolique) et le vieillissement cérébral. Sur ces deux aspects, Visat a observé une hausse des risques associée à la pratique durable du travail de nuit (plus de dix ans), indépendamment des effets sur le sommeil.
Sous la houlette de Yolande Esquirol, médecin spécialiste des pathologies professionnelles au CHU de Toulouse, une nouvelle étude démarre actuellement dans plusieurs régions françaises. Elle permettra de suivre sur deux ans plus de 2 000 travailleurs de nuit. Elle fournira de précieuses indications sur les mesures susceptibles de réduire les effets néfastes du travail de nuit sur le sommeil et la santé, notamment en termes d'organisation du travail.
Le Royaume-Uni a été le premier à mettre en oeuvre des législations inspirées de ces approches, suivi ensuite par le Canada, l'Australie et la Nouvelle-Zélande. Ces législations reposent sur le principe général d'une responsabilité partagée entre l'employeur et l'employé : le premier doit veiller à la santé et à la sécurité par tous les moyens disponibles, le second doit se présenter à son travail dans un état de forme acceptable, avoir un comportement sûr et contribuer au système de gestion de la sécurité. D'un point de vue pratique, ces dispositifs s'appuient sur des méthodes destinées à construire des horaires de travail à partir de principes scientifiques et à évaluer régulièrement le niveau de fatigue des salariés à partir de retours d'expérience. Selon les résultats obtenus, les horaires de travail sont modifiés ou des mesures visant à réduire l'impact sur la sécurité sont décidées.
Comparées à une approche réglementaire, ces démarches ont l'avantage de mieux prendre en compte le fonctionnement humain et la nature des activités réalisées. En effet, les réglementations sur les horaires s'appuient essentiellement sur la durée du travail, avec un présupposé : la fatigue tend à augmenter proportionnellement à cette dernière et à diminuer avec la durée du repos. Si elle est relativement adaptée au travail physique, cette approche échoue souvent à prendre en compte les facteurs générant de la fatigue dans des activités à fortes composantes cognitives.
Stratégies de protection
Les systèmes de gestion du risque fatigue soulèvent néanmoins quelques questions. Ils explorent peu le lien entre la fatigue et la sécurité, alors que cette dimension est cruciale pour leur efficacité. Plusieurs travaux suggèrent en effet que ce lien est loin d'être linéaire. En d'autres termes, le risque n'augmente pas nécessairement avec la fatigue. Dans certains cas, des niveaux relativement modérés de fatigue peuvent produire un risque élevé. En revanche, lorsque la fatigue augmente, l'opérateur devient généralement conscient de son état. Il met alors en oeuvre des stratégies de protection, comme l'utilisation d'automatismes, une réallocation des ressources cognitives ou un contrôle accru de ses propres actions.
Ce dernier point montre également qu'il est important de laisser aux salariés des marges de manoeuvre pour gérer au mieux leur état de fatigue. Des travaux dans le domaine hospitalier ont permis d'identifier des stratégies collectives s'appuyant sur une réorganisation des tâches au sein des équipes en fonction des horaires. Pour être efficace, la prévention des effets des horaires de travail doit donc s'appuyer sur des principes scientifiques, mais aussi associer les salariés, à partir de leur activité réelle.