Voilà presque deux ans que les ordonnances Macron ont été ratifiées
, entérinant la fusion des institutions représentatives du personnel (IRP) : le comité d’entreprise (CE), les délégués du personnel (DP), le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT). Alors que ces instances ont tiré leur révérence le 31 décembre dans le secteur privé, quel bilan dresser de cette première séquence durant laquelle le comité social et économique (CSE) a été mis en place pour les remplacer ? L’annonce de leur disparition avait suscité de vives craintes au sein des organisations syndicales et parmi les experts intervenant auprès des IRP. Et de tous ordres : recul en matière de préservation de la santé au travail avec la suppression du CHSCT, instance dédiée et dotée de la personnalité morale – statut lui permettant de contracter et d’agir en justice ; réduction du nombre d’élus et d’heures de délégation alors que, dans le même temps, une seule et même équipe doit maîtriser une multitude de sujets élargis ; organisation centralisée faisant peser un risque d’éloignement du terrain pour les élus ; recours à l’expertise plus compliqué… Il est malaisé, à ce stade, d’avoir une vision précise et exhaustive des transformations accompagnant la création de cette instance unique, à la durée d’existence encore limitée. Dans beaucoup d’entreprises, sa mise en place s’est effectuée dans la dernière ligne droite, au quatrième trimestre de 2019. Dans la plupart des cas, nous n’en sommes qu’à une phase de « rodage ».
Une baisse des moyens
Bien sûr, les effets du changement sont variables, notamment selon la taille et la structure (simple ou complexe) des entreprises. Dans celles de moins de 50 salariés et/ou celles qui fonctionnaient déjà en délégation unique du personnel (DUP), les conséquences s’avèrent plus limitées que dans les grandes. Dans ces dernières, le passage au CSE s’est généralement traduit par une baisse du nombre d’établissements distincts au sein d’une même entreprise ; cela a mécaniquement réduit le nombre de CSE par rapport à celui des anciens comités d’établissement. Les commissions santé, sécurité et conditions de travail (CSSCT, voir « Repère ») sont, elles aussi, moins nombreuses que ne l’étaient les CHSCT – même si elles n’en sont pas les équivalents. Il en va pareillement pour les élus titulaires des CSE comparativement à l’ensemble des élus DP, du CE et du CHSCT. Quant aux heures de délégation, si elles augmentent par tête et sont mutualisables entre élus et dans le temps, leur volume global diminue dans la majorité des cas. En matière de santé au travail, les premiers retours d’expérience nous amènent à souligner plusieurs lignes de force sur lesquelles les représentants du personnel devraient, dans les mois à venir, continuer de batailler. La baisse des moyens de la nouvelle institution, bien réelle, appelle ainsi une réflexion renouvelée autour de deux axes majeurs.
Repère : La CSSCT
La commission santé, sécurité et conditions de travail (CSSCT) doit être obligatoirement créée au sein du CSE dans les entreprises d’au moins 300 salariés, dans les établissements distincts d’au moins 300 salariés et dans les établissements mentionnés à l’article L. 4521-1 du Code du travail sans condition d’effectif (par exemple, des sites classés Seveso ou des installations nucléaires de base). Dans les structures de moins de 300 salariés, l’Inspection du travail peut imposer la création d’une CSSCT lorsque cela s’avère nécessaire, compte tenu de la nature des activités ou de l’équipement des locaux.
Rester en prise avec le terrain
Une des premières priorités est de ne pas perdre de vue le travail réel. Maintenir une proximité du CSE avec le terrain, afin que les élus puissent se forger une appréciation fine des situations de travail, ne va pas de soi. A titre d’exemple, une entreprise comme la SNCF, qui emploie 146 000 salariés, ne compte plus que 33 CSE, soit un pour plus de 4 000 agents, alors qu’auparavant les 600 CHSCT couvraient environ 250 personnes ! Si leur fonctionnement n’était sans doute pas toujours optimal, la montée en puissance des CHSCT ces dernières décennies avait permis de faire du travail une question centrale, la plaçant parfois au même niveau que les revendications relatives à l’emploi et aux sujets économiques.
Le contact avec le travail réel constitue une condition sine qua non pour que les élus puissent pleinement jouer leur rôle de promotion de la santé. Dans ce domaine, afin de mettre en lumière les contraintes de l’activité, impossible de se satisfaire d’une vision générale et distanciée. Il est donc primordial d’avoir, sur le terrain, des relais qui soient en mesure d’appréhender l’activité des salariés et qui puissent rendre compte des difficultés auxquelles ils sont confrontés. Ce labeur de « fourmi » nécessite du temps et suppose d’acquérir une légitimité auprès du personnel. Il faut pour cela échanger régulièrement avec les collègues, prendre le pouls, voir les espaces de travail et les problématiques qu’ils soulèvent, connaître les points de tension éventuels avec le management, saisir les enjeux autour du contenu du travail…
Dans le cadre du CSE, les élus conservent heureusement le droit de procéder à des enquêtes sur les accidents du travail et les maladies professionnelles ou à caractère professionnel et celui de réaliser des inspections en matière de santé, de sécurité et de conditions de travail, également prévu la possibilité de désigner des « représentants de proximité » (RP). Dans l’esprit de la loi, ces derniers sont vus comme un levier afin d’éviter une trop grande centralisation et un niveau de préoccupation trop « macro » au sein du CSE. Mais ces représentants de proximité pourront-ils jouer pleinement ce rôle ?
Quels habits pour le représentant de proximité ?
La réponse dépend essentiellement de la façon dont cette fonction originale est spécifiée dans l’entreprise. Combien sont-ils ? Comment sont-ils désignés ? Sont-ils aussi membres du CSE ? Si ce n’est pas le cas, quels liens ont-ils avec les élus ? De quels moyens disposent-ils (heures de délégation, liberté de déplacement, accès à la formation, moyens matériels…) ? S’ils ne siègent pas au CSE, selon quelles modalités rendent-ils compte des éléments qu’ils recueillent sur le terrain ? Ne serait-il pas légitime d’octroyer la prérogative du droit d’alerte aux RP ? L’une des difficultés à laquelle ils pourront être confrontés sera d’assumer localement à la fois le rôle des anciens DP, passeurs des demandes des salariés, et celui de correspondant de la CSSCT. On peut craindre en effet que leur mission ne se résume à celle de simple porte-parole des réclamations et des problématiques individuelles. Or, si la proximité avec le travail est cruciale pour en saisir toutes ses dimensions et toutes ses contradictions, ainsi que ses effets sur la santé, il est tout aussi déterminant d’examiner le tout sous un angle collectif et organisationnel.
Le second axe de réflexion concerne la capacité des nouveaux élus à embrasser une grande diversité de thèmes et à hiérarchiser les priorités afin d’élaborer une stratégie d’actions réalistes. Lors des formations en santé au travail, accessibles à tous les membres du CSE, ces nouveaux élus découvrent l’ensemble des missions qui leur incombent. Et ils font le constat que, sans structuration des sujets à l’ordre du jour des réunions et sans travail préparatoire, les conditions de travail pourraient aisément être passées sous silence, alors que les salariés qui les ont mandatés expriment des attentes majeures. Dans le sondage Ifop-Syndex du 19 janvier 2019 réalisé auprès de représentants du personnel, plus de 60 % des répondants affirment que les conditions de travail et la santé figurent, à leurs yeux, parmi les sujets prioritaires du nouveau comité.
Un levier reste cependant disponible : c’est la rédaction du règlement intérieur du CSE. Ce règlement, obligation légale, peut en effet apporter des précisions ou rattraper des éléments qui auraient été oubliés lors de la négociation sur le fonctionnement de l’instance. Ce texte, même s’il est juridiquement moins puissant qu’un accord, donne la possibilité de décrire concrètement l’articulation des missions entre CSSCT, RP et CSE, ainsi que la manière dont seront abordées, lors des réunions du CSE, les questions de santé au travail ou le versant santé et conditions de travail des thèmes mis en débat. Il est donc essentiel que le règlement intérieur mentionne la façon dont les ordres du jour sont décidés et négociés, les modalités de la participation aux réunions d’une personne non élue (en particulier des représentants de proximité s’ils ne le sont pas), ou encore les principes selon lesquels les informations-consultations font place à la santé au travail – qu’elles soient récurrentes, portant sur la situation économique et financière ou la politique sociale, ou ponctuelles, relatives par exemple à un plan de sauvegarde de l’emploi ou à un projet important de transformation de l’entreprise, de l’organisation du travail, etc.
Prioriser et cadencer
En outre, les ordonnances incitent à établir un pont entre informations-consultations du CSE et négociations entre les partenaires sociaux, avec la possibilité de conclure des accords pour faire coïncider les deux calendriers, d’aborder des thèmes communs et, pour le CSE, d’émettre un avis dont le contenu peut préparer une négociation ; ce point doit donc encourager les représentants du personnel à nourrir les négociations de données concrètes concernant le travail des salariés. Encore faut-il que le règlement intérieur le prévoie.
Au regard de l’ample variété des sujets de discussion, le risque de se retrouver avec des ordres du jour « à rallonge » et des réunions surchargées n’apparaît pas mince. Cela peut être accentué par la difficulté à discerner les sujets méritant un travail de long terme et des échanges réguliers de ceux dont il faut s’occuper plus immédiatement. Dès lors, prioriser et cadencer les points prévus à l’ordre du jour devient crucial. Là aussi, lorsque le dialogue social est loyal et lorsque les élus sont formés, des solutions se dégagent : par exemple, l’employeur et le secrétaire du CSE mettent conjointement au point un ordre du jour fixant un temps d’échanges imparti à chaque sujet, que les participants s’astreignent à respecter.
Tout aussi essentielle mais peut-être moins visible comme enjeu, la transmission des savoir-faire entre anciens et nouveaux élus doit focaliser l’attention. Il faut permettre aux seconds une appropriation progressive des notions qu’ils ont à connaître, en particulier dans le champ des conditions de travail et de son approche spécifique. La nouvelle configuration exige que les élus du CSE s’y intéressent, puisque c’est cette instance, dans son intégralité, qui rend des avis. C’est elle qui décide de recourir ou non à des expertises en matière de conditions de travail, et qui définit leur contenu. Partager l’histoire du CHSCT, ses actions, ses difficultés est une piste pour que les acquis des années antérieures nourrissent utilement le nouveau CSE.