La chute est inquiétante : en 2019, les expertises en santé au travail ont reculé de 30 %. Cette évaluation, réalisée par le Syndicat des experts agréés CHSCT (SEA-CHSCT), donne le ton, alors que, fin novembre, seule un peu plus de la moitié des entreprises avait mis en place leur comité social et économique (CSE). A cette forte diminution, Dominique Lanoë, président du syndicat, avance plusieurs explications : « Nous sommes passés d’une logique de proximité du terrain qui prévalait depuis les années 1980 à une autre où le périmètre du CSE, bien plus étendu, affaiblit la remontée des situations locales. Par ailleurs, les représentants du personnel, moins nombreux, sont submergés par des sujets divers, comme les réorganisations, les problèmes d’emploi, etc. Enfin, les élus des anciens CHSCT se trouvent peu présents dans la nouvelle instance, entraînant une véritable perte d’expérience et de compétence. » Si elle observe également cette baisse, Véronique Poète, ergonome au cabinet Alternatives ergonomiques, tempère le constat en évoquant « une année de transition, soit parce que des expertises ont été votées rapidement lorsqu’existaient encore les CHSCT, soit à l’inverse parce que les représentants du personnel se trouvent dans une période d’apprentissage des nouvelles modalités ». La diminution des demandes d’expertise sur les conditions de travail met déjà en difficulté des cabinets, qui réduisent le nombre de collaborateurs ; à terme, certains pourraient mettre la clé sous la porte.
Contrairement aux anciennes instances aux contours dessinés par la loi, les CSE ont été négociés entreprise par entreprise, ce qui modifie l’approche des experts. « Nous devons d’abord comprendre comment chacun fonctionne, explique Stéphanie Gallioz, intervenante CHSCT au cabinet Syndex. Et notamment voir quels moyens ils se sont donnés pour aborder les conditions de travail. Les frontières diffèrent d’une entreprise à une autre, d’un établissement à un autre. » Cette spécificité de la nouvelle institution ne facilite pas, entre autres, la formation des élus. « La diversité des accords négociés rend plus compliqués le partage d’expériences et l’analyse », constate Véronique Poète.
Menaces sur la qualité
Sans compter que les deux domaines de l’expertise en santé, sécurité et conditions de travail ont évolué avec les ordonnances travail. En matière de risque grave, l’expertise doit désormais être effectuée en deux mois. « Un allongement de ce délai à quatre mois est soumis à un hypothétique accord, c’est-à-dire au bon vouloir des employeurs, qui n’ont pas toujours envie de voir une personne extérieure identifier des risques jusqu’ici mal appréhendés », souligne Nicolas Spire, sociologue du travail au cabinet Aptéis. On peut craindre une altération de la qualité des enquêtes, faute de temps.
« Sur certaines missions, en cas de risque chimique par exemple, les investigations sur les expositions et les produits, la campagne de prélèvement par un laboratoire, l’analyse des résultats et les recherches bibliographiques concernant les effets sur la santé des salariés ne tiennent pas dans un délai de quatre mois, encore moins de deux, affirme Frédéric Doniczka, gérant du cabinet CEDAET et représentant de l’Association des experts agréés et intervenants auprès des CHSCT (Adeaic). Notre association a attaqué le décret devant le Conseil d’Etat sur le fait qu’il n’était pas possible de travailler sur des questions complexes dans ce laps de temps. »
Quant aux expertises relatives aux projets importants modifiant les conditions de travail, les CSE doivent dorénavant puiser dans leur budget de fonctionnement pour financer 20 % de leur coût. Ce qui, mécaniquement, freine le recours à ces démarches. Régulièrement, les cabinets se trouvent contraints de négocier avec les représentants du personnel le montant de l’expertise et donc son périmètre, avec le risque d’une analyse moins fine. De même qu’ils peuvent faire appel aux experts-comptables pour examiner les finances de l’entreprise, les élus – qui doivent être maintenant consultés sur la politique sociale – ont la possibilité de leur demander une expertise sur ce thème, comprenant éventuellement un volet conditions de travail. D’où le désarroi des cabinets spécialisés, selon Nicolas Spire : « Dans cette expertise qui n’est pas centrée sur la santé au travail, on emploie une méthodologie à grosses mailles, sans les exigences qualitatives qui sont les nôtres. Les élus auront l’illusion d’avoir traité le sujet et seront moins enclins à demander une intervention dédiée aux conditions de travail et aux risques professionnels. Nous redoutons que notre métier ne se résume à devenir les supplétifs des cabinets d’expertise comptable et que ne soient privilégiées, pour aller plus vite, des études à partir de questionnaires, moins précises et moins utiles en matière d’analyse des conditions de travail. Si le droit à l’expertise recule, la prévention recule. Cela aura des conséquences sur les accidents du travail et les maladies professionnelles. » « La nouvelle loi affaiblit les dispositifs propres à recueillir les difficultés des salariés, mais casser le thermomètre n’a jamais empêché la fièvre », renchérit Dominique Lanoë.
Responsable du bureau Secafi de Nantes, Emilie Chatain se veut plus optimiste : « Depuis une dizaine d’années, notre cabinet cherchait à faire travailler ensemble ses experts auprès des CE et ceux auprès des CHSCT parce que le sujet des conditions de travail était souvent regardé trop tardivement par rapport aux orientations économiques et stratégiques. Si on accompagne bien les représentants du personnel, le CSE peut offrir l’opportunité de mieux anticiper et défendre les enjeux du travail au cœur du dialogue social. »