« On écrit vos numéros de téléphone sur les murs de l’usine, alors », auraient promis les syndicalistes CGT aux responsables des ressources humaines de Renault-Cléon, site où travaillent 3 500 salariés et 1 500 intérimaires, pendant la négociation sur la mise en place du nouveau comité social et économique de l’établissement. « Avec un seul CSE pour toute l’usine, la direction savait très bien que c’était insuffisant, raconte William Audoux, élu CGT. Du coup, nous avons conservé le crédit global d’heures du syndicat, et des commissions de proximité ont été créées… Si nous n’étions pas là pour relayer ce qui se passe tous les jours sur le terrain au niveau des conditions de travail, les conséquences seraient encore bien pires pour les salariés. Ça exploserait. »
« Des heures et des élus, pour quoi faire ? »
Les ordonnances travail ont réformé l’organisation du dialogue social dans l’entreprise avec un objectif affiché : que la nouvelle instance unique ait « tous les leviers » en main pour proposer des solutions aux problèmes rencontrés par les salariés. A chaque entreprise a été laissé le soin de préciser, par accord, ses attributions et son mode de fonctionnement. Un rapport des cabinets Orseu et Amnyos, réalisé dans le cadre des travaux du comité d’évaluation des ordonnances et rendu public en septembre dernier, établit un premier constat : « Les négociations [...] se sont fondées sur une démarche surtout quantitative – préserver des moyens en termes d’heures ou de nombre d’élus. Et dans peu de cas, elles se sont appuyées sur un questionnement plus qualitatif que l’on pourrait poser ainsi : des heures et des élus, pour quoi faire ? Le fonctionnement antérieur est apparu comme un repère mais il a rarement fait l’objet d’un diagnostic poussé et partagé. » Comme le résume Johnny Favre, secrétaire national de la Fédération de la métallurgie CFDT en charge des questions de travail, « on a fait du vieux avec du neuf, en tentant de retrouver le CHSCT dans les CSSCT [commissions santé, sécurité et conditions de travail] et le délégué du personnel dans le représentant de proximité ». Un constat partagé par Karl Ghazi, secrétaire général de la CGT Commerce de Paris, qui a animé des formations d’élus pour les préparer à la négociation : « Nous avons insisté sur le fait de ne pas considérer le CSE comme un ersatz mais de l’envisager comme quelque chose de nouveau à construire. Cependant, cela n’a pas été facile pour les équipes syndicales, d’autant que les DRH se montraient frileux et cherchaient aussi à reproduire l’ancien. »
Périmètre réduit de la représentation
Tout le monde commence à mesurer l’ampleur du changement. Même si, dans les petites structures, l’effet a été moindre puisque la délégation unique du personnel (DUP) fusionnait déjà tout ou partie des prérogatives des élus. En revanche, dans les grands groupes et les grosses PME, la modification des règles portant sur la reconnaissance de l’établissement distinct a eu un impact important car, à cette occasion, les employeurs ont eu la possibilité de revoir le périmètre de la représentation du personnel. Une brèche dans laquelle se sont largement engouffrées les directions des entreprises interrogées par les deux cabinets : « Le nombre d’établissements distincts, dotés précédemment de leur propre comité d’établissement, a ainsi été réduit plus ou moins fortement. » Et les auteurs de donner de nombreux exemples significatifs : dans un centre hospitalier privé employant 1 000 personnes, les quatre anciens comités d’entreprise ont fusionné en un seul CSE ; dans une société informatique, la négociation a abouti à la création de trois CSE et huit CSSCT, en lieu et place de sept CE et de douze CHSCT.
Difficile de garder le contact avec la réalité
Martine Bayard, déléguée syndicale centrale adjointe FO chez Orange, dresse un bilan sans appel : « Il y a dorénavant quatorze CSE, dont certains s’occupent de plus de 10 000 salariés. » « A la SNCF, l’entreprise comptait 600 CHSCT, qui concernaient entre 100 et 1 000 salariés chacun, relate Mathieu Borie, secrétaire fédéral de SUD Rail. Alors qu’aucun accord national n’a été signé, la direction a imposé trente-trois CSE à l’échelle du territoire. Y parler de droit d’alerte pour danger grave et imminent quand aucun représentant n’a idée du terrain, c’est désincarné, c’est une étude de cas virtuelle. »
C’est bien la question qui se pose aujourd’hui : qu’advient-il de la santé au travail dans ce grand chamboule-tout ? Au moins quatre réunions annuelles du CSE doivent porter sur les questions liées à la santé et la sécurité au travail. Mais comment garder de la proximité avec les réalités de terrain quand les instances sont concentrées et les moyens restreints ? En théorie, le CSE dispose de certains outils. Il peut réaliser des inspections à intervalles réguliers. Il conserve le droit d’enquête, qui était dévolu au CHSCT, en cas d’accident du travail, de risque grave, de maladie professionnelle ou à caractère professionnel. Il lui est possible d’actionner un droit d’alerte, qui fonctionne selon le même principe que celui du CHSCT. Il se réunit en cas de danger grave.
Mais ses élus ne peuvent être au four et au moulin, et notamment sur le front des conditions de travail. Deux mécanismes sont censés leur apporter du soutien et leur permettre de garder un lien proche avec le vécu des salariés. Dans les entreprises de plus de 300 salariés, la CSSCT est obligatoire. Reste que l’instance n’est pas dotée de la personnalité morale ; elle n’a pas de pouvoir de décision. « Nous donnons notre avis sur une nouvelle organisation, par exemple, mais c’est le CSE qui avalise l’avis final ; c’est aussi lui qui décide des expertises », souligne Hervé Desitter, élu CFDT du CHSCT pendant quinze ans chez Krys et désormais membre de la CSSCT – avec trois heures de délégation en moins. « Avec le CHSCT, on pouvait ester en justice, ce qui n’est plus le cas maintenant »
, poursuit le syndicaliste, qui décrit le quotidien de la nouvelle commission : « Nous réalisons une enquête dès qu’il y a un accident du travail, nous faisons des visites et des observations de poste. Deux enquêtes sont en cours, l’une sur un problème d’éclairage, l’autre sur une bagarre entre deux salariés de la production. Nous avons un rôle d’expert. » Or, pour retrouver des marges de manoeuvre, « il faut que ça se passe bien entre les organisations syndicales et l’employeur », insiste un responsable syndical souhaitant garder l’anonymat. Et que les élus aient le temps de se former. Sinon la CSSCT risque malheureusement d’être cantonnée à une simple courroie de transmission des informations, sans capacité d’action.
« De quels moyens dispose-t-on si la CSSCT n’est pas écoutée ? Comment peut-on alors alerter la direction ? », s’interroge Martine Bayard chez Orange. « Avant, on avait un procès-verbal de la réunion de CHSCT, avec la liste des problèmes identifiés, les propositions pouvant les résoudre et des délais fixés pour les mettre en oeuvre. Il y avait une trace concrète, se souvient William Audoux chez Renault-Cléon. Désormais, on continue de faire connaître les difficultés, mais il n’y a plus de suivi. Or, sans celui-ci, il n’y a pas vraiment de prise en compte de la part de l’employeur… » Ce P-V est un document essentiel puisqu’il peut parvenir à l’inspecteur du travail et être opposable à la direction en cas d’accident. « L’encadrement était d’ailleurs demandeur de ce suivi », précise le représentant du personnel. Qui voit déjà les conséquences dans les ateliers : « L’état des sols s’est dégradé, des machines ont des caillebotis abîmés, etc. Maintenant, les choses traînent. » Il en va de même pour le second acteur prévu par les ordonnances : le représentant de proximité (RP). Sa présence n’est pas obligatoire – tout dépend là encore de l’accord négocié – et sa fonction, sur laquelle les textes ne disent rien, reste à inventer. « Dans les secteurs où le risque d’atteintes à la santé ne saute pas aux yeux, on obtient difficilement que des représentants de proximité soient mis en place, remarque Karl Ghazi. Et quand ils existent, soit on leur donne des droits en plus, soit ils servent de gendarmes pour la direction en disant qu’Untel n’a pas mis ses chaussures de sécurité. Ils deviennent parfois des auxiliaires de sanction. »
« Il faudra des réunions d’une semaine »
La façon dont les cartes ont été rebattues ne facilite pas la tâche des élus. « Chez Orange, il y avait 257 CHSCT, chacun sur un secteur géographique relativement restreint dans l’entreprise ; leurs membres connaissaient bien les équipes et les services, rappelle Martine Bayard. Aujourd’hui, les 85 CSSCT couvrent pour certaines un territoire grand comme le quart de la France ; elles ont seulement seize membres, avec vingt-quatre heures de délégation par mois, et interviennent par métiers. Prenons l’exemple des techniciens, qui se rendent au domicile des clients. Leur vécu professionnel n’est pas le même selon qu’ils travaillent à Dunkerque ou dans les Vosges : ce ne sont pas les mêmes risques sur la route, pas les mêmes équipements, etc. »
Chez Renault-Cléon, alors qu’il existait un CHSCT par bâtiment, la nouvelle organisation fait un peu cavaler tout le monde : « Cela pose un problème pour aller rencontrer les gars sur tout le site, témoigne William Audoux. On nous demande de faire des visites chronométrées d’une heure trente, c’est juste impossible. » S’il juge positive la création de neuf « commissions de proximité » pour parler des difficultés du travail dans les ateliers, il ne voit pas encore très bien comment articuler leur action avec la CSSCT et le CSE : « Si tout doit être traité au niveau de l’instance centrale, il faudra des réunions d’une semaine. »
C’est également une des craintes de Johnny Favre : que les plénières de CSE se bornent à être une compilation des questions portées par les CSSCT et les représentants de proximité et qu’elles s’éternisent sur plusieurs jours. Les auteurs du rapport Orseu-Amnyos redoutent eux aussi un excès de formalisme, synonyme d’un affaiblissement de la régulation sociale au fil de l’eau : « De nombreuses monographies mettent en avant le risque d’embolisation du CSE, c’est-à-dire d’une saturation en temps et en qualité des réunions, si les sujets de proximité assimilables à des questions DP remontent de façon non régulée au CSE. »
D’autant plus que des réunions exceptionnelles s’ajoutent au calendrier. Quand un droit d’alerte pour
danger grave et imminent est exercé, le CSE doit être convoqué dans les vingt-quatre heures. A la SNCF,
le secrétaire fédéral de SUD Rail déplore une situation compliquée, à cause de la diversité des prérogatives des CSE, d’un territoire à l’autre : « Certains ont plus d’heures que le minimum prévu, d’autres plus d’élus ; certaines CSSCT ont plus de missions. On a des cadrages par activités, d’autres par métiers, d’autres encore par secteurs géographiques. On a toutes les configurations et tous les pièges possibles. »