Le travail au couteau est au cœur des métiers des abattoirs. Et un couteau qui coupe mal peut contribuer à la survenue d’accidents du travail et de troubles musculosquelettiques (TMS). Avec un outil mal aiguisé, le salarié va en effet forcer, se fatiguer, réaliser un nombre de gestes plus importants. Il devra accélérer son rythme de travail pour tenir les cadences, aura moins de temps pour entretenir la lame de son outil, ce qui risque de dégrader un peu plus la qualité de coupe… Un véritable cercle vicieux. C’est sur la base de ce constat, documenté par une étude d’ergonomes québécois, que la Mutualité sociale agricole (MSA) a lancé à la fin des années 1990 la démarche dite « du couteau qui coupe ». Menée dans une dizaine d’abattoirs, cette action visait à former les salariés à l’affilage de leurs outils et à sensibiliser les décideurs.
Si l’affûtage des couteaux est généralement centralisé, l’affilage au poste de travail consiste à conserver le plus longtemps possible le fil et l’angle du taillant donnés par l’affûtage. Cette opération est réalisée par chaque ouvrier, en passant la lame du couteau sur un fusil ou des broches croisées. Un geste professionnel complexe, qui nécessite un savoir-faire puisqu’il s’agit de croiser des informations tactiles, visuelles et auditives. « Les entreprises considéraient que ce geste était inné, sans nécessité d’apprentissage », précise Daniel Lavallée, qui a piloté le projet lorsqu’il était ingénieur-conseil auprès de la filière viande à la Caisse centrale de la MSA (CCMSA). D’après les ergonomes québécois cités précédemment, seuls 15 % des opérateurs des abattoirs maîtrisent réellement ce savoir-faire. Les salariés doivent aussi disposer du temps nécessaire à l’affilage. Le diagnostic réalisé alors par la MSA a montré que la durée et la fréquence de cette opération, différente selon la pièce ou la tâche à effectuer, représentaient entre 6 % et 49 % du temps de travail. « C’est à l’entreprise d’intégrer du temps pour l’affilage dans les cycles de travail. Or, ces temps sont rarement pris en compte ou sous-estimés », ajoute Daniel Lavallée.
Former des opérateurs compétents
La démarche initiée par la MSA, à laquelle ont participé l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS) et l’Assurance maladie-Risques professionnels, a consisté à identifier les salariés des abattoirs experts de l’affilage. Ces référents ont été formés pour pouvoir assurer la transmission de leur savoir-faire à leurs collègues. Afin de convaincre salariés et employeurs de l’importance de cette opération, plusieurs supports ont été conçus, avec des photos en microscopie électronique permettant de visualiser un fil détérioré ou des vidéos de témoignages. L’intervention avait aussi pour but d’amener les entreprises à mieux intégrer l’affilage dans les cycles de travail, à aménager les postes en conséquence, et à gérer autrement les couteaux en termes de maintenance ou de transport.
Après le départ de Daniel Lavallée pour la MSA Grand Sud, l’action de prévention semble avoir été mise en veille. « Les directions d’abattoirs et les responsables qualité ont changé, les personnels sont partis, il aurait fallu reconduire la démarche », estime son promoteur. La CCMSA s’est engagée sur d’autres projets. Des caisses locales ont néanmoins été amenées à relancer le dispositif. « Un abattoir nous a demandé de mettre en place une formation étirements-échauffements pour lutter contre les TMS. Notre diagnostic a montré qu’il était plus pertinent de former des opérateurs compétents à l’affûtage centralisé et à l’affilage au poste de travail », témoigne Marion Pedot, conseillère en prévention à la MSA Mayenne-Orne-Sarthe. Des préventeurs de l’Assurance maladie-Risques professionnels ont adopté une approche similaire, avec PréventiCoupe, par exemple, action conçue pour les métiers de la viande et du poisson par la Caisse d’assurance retraite et de santé au travail (Carsat) de Bretagne.
Du couteau aux sécateurs
Enfin, la démarche a essaimé dans d’autres secteurs agricoles : viticulture, maraîchage, arboriculture. Rachel Detraye, alors référente TMS pour la viticulture à la CCMSA, a mis au point un module de formation concernant les sécateurs utilisés pour la taille des sarments de vigne. L’intervention se faisait en trinôme : médecin du travail, conseiller prévention et relais professionnel formé à l’entretien de l’outil. Avec le départ à la retraite ou vers d’autres fonctions des personnes qui la portaient, l’action s’est aussi essoufflée au fil des années. « Le fait qu’elle soit trop centrée sur les outils de travail a constitué un écueil », analyse Rachel Detraye, aujourd’hui responsable prévention pour la MSA Provence-Azur.
D’autres caisses ont cependant repris la philosophie de ces initiatives antérieures, en privilégiant la construction du savoir-faire d’affilage. Toujours dans la viticulture, les MSA Bourgogne, Ain-Rhône et Alpes-Vaucluse ont élaboré un dispositif d’apprentissage innovant avec l’aide d’un ergonome de l’université Clermont-Auvergne. Cette formation, baptisée « Ne perdez pas le fil », s’articule autour d’exercices pratiques et de mises en situation avec des sécateurs au pouvoir coupant altéré ou non. « Nous leur faisons par exemple tester la qualité de coupe avec un sécateur dont le fil est retourné », explique Lætitia Dumas du service prévention MSA Alpes-Vaucluse.
Même constat que dans les abattoirs : l’affilage est un geste professionnel qui s’apprend et se construit avec l’expérience. Laisser aux opérateurs le soin d’entretenir le pouvoir coupant de leur sécateur permet de leur redonner des marges de manœuvre, ce qui peut contribuer à prévenir des TMS. Sur ce point, l’évaluation de l’action de formation reste toutefois compliquée, l’origine de ces pathologies étant plurifactorielle. « Les opérateurs formés à l’affilage de leur outil nous disent qu’ils forcent moins et qu’ils ont moins de douleur », souligne néanmoins Lætitia Dumas. Convaincue par les premiers résultats, la CCMSA a décidé de déployer l’action au niveau national.