Les troubles musculosquelettiques (TMS) liés au travail sont des pathologies de l’appareil locomoteur pouvant affecter différentes zones et différents tissus du corps humain. Ce problème de santé au travail, mais aussi de santé publique du fait de son ampleur – les TMS représentent 88 % des maladies professionnelles reconnues en France par le régime général de Sécurité sociale –, fait l’objet de démarches de prévention et de travaux scientifiques depuis de nombreuses années. Les connaissances accumulées ont permis notamment de mieux identifier les multiples facteurs à l’origine de ces pathologies.
Les TMS ont été très longtemps associés à une hypersollicitation physique, en lien avec des travaux de force, des postures contraignantes, une répétitivité gestuelle, des efforts physiques sur la durée ou encore des vibrations. On sait aujourd’hui que les situations de travail délétères ne sont pas seulement celles où l’un de ces facteurs de risques se trouve à un niveau élevé. Celles où plusieurs d’entre eux sont présents à un niveau modéré sont également à risque. Au-delà de l’hypersollicitation physique, les connaissances mettent de plus en plus en avant les facteurs de risques psychosociaux : stress, manque de soutien social, faible estime de soi, monotonie du travail, etc. Ces derniers jouent un rôle direct et indirect dans la survenue des TMS. Enfin, plus récemment, la question des postures sédentaires au travail s’installe comme une problématique majeure, bien que sous-estimée.
Les savoir-faire experts se raréfient
Malgré cette évolution importante des savoirs sur l’étiologie des TMS, les chiffres de la sinistralité demeurent impressionnants. Car les connaissances ne transforment pas le travail ! Pas directement en tout cas… Les démarches de prévention qui s’appuient sur les acquis les plus récents sont efficaces, mais elles se heurtent à des tendances profondes des organisations contemporaines du travail qu’il n’est pas facile de remettre en cause. Les déterminants des facteurs de risques, comme les caractéristiques des chaînes de montage pour les gestes répétitifs, ou encore la numérisation des activités pour les postures sédentaires, sont souvent difficiles à transformer. La formation est un enjeu majeur pour allier performance et prévention, mais les acteurs sont aussi très mobiles dans les nouvelles organisations, ce qui fait que les savoir-faire experts se raréfient, voire disparaissent…
Ainsi, les actions de prévention ont trop souvent du mal à dépasser le stade de transformations locales et relativement limitées pour atteindre les processus organisationnels qui configurent les situations de travail. La prévention pour elle-même est toujours difficile à porter de manière ambitieuse. Le fait de l’intégrer à la conception offre davantage d’opportunités : il s’agit alors de concevoir le travail futur en prenant en compte à la fois les enjeux de santé et de performance. Cette approche suppose des compétences diversifiées et des acteurs stratégiques.
Un autre écueil concerne la portée des modèles étiologiques. Ces derniers permettent d’identifier les facteurs de risques et leurs interactions. Ils sont très utiles pour établir des liens entre des symptômes de TMS et des situations de travail, identifier les zones d’activité les plus à risque. En revanche, ils ne disent pas comment agir ! Un modèle étiologique n’est pas un modèle d’intervention.
Les données disponibles aujourd’hui indiquent que les actions les plus efficaces sont globales, systémiques et participatives :
– globales, parce que les TMS ne représentent qu’une facette des situations de travail que vivent les personnes ;
– systémiques, parce que les éléments caractérisant une situation et une organisation ne sont pas indépendants les uns des autres ;
– participatives, parce que la construction de l’analyse, comme le portage de l’action de transformation, supposent une mobilisation efficace d’une diversité d’acteurs.
Selon les cas, les contextes, et les modèles d’intervention portés par les acteurs (implicitement le plus souvent), les conduites de projets peuvent varier. De nouvelles connaissances restent à produire pour leur évaluation. Que peut-on attendre comme effets de tel type d’intervention dans tel type d’organisation ? Voilà une question très importante, à laquelle de futurs travaux de recherche devront mieux répondre.
Des pathologies du temps présent
Le caractère multifactoriel des TMS les positionne au carrefour de la plupart des enjeux sociaux et de santé posés par les organisations du travail contemporaines. Ces pathologies ne sont pas indexées de manière exclusive au port de charges lourdes et au travail à la chaîne. Au titre des problématiques émergentes, vis-à-vis desquelles un lien avec les TMS devrait être davantage envisagé, figurent ainsi la sédentarité professionnelle, les technologies émergentes et la précarisation du travail.
L’insuffisance de sollicitations physiques dans la durée, présente aujourd’hui dans de nombreuses situations de travail, produit de nouvelles pathologies d’origine professionnelle. Le champ de la santé au travail laisse encore trop largement de côté cette question. De nombreux travailleurs demeurent figés dans des postures assises où leur mobilité globale est extrêmement réduite. La tertiarisation et la « servicisation » croissantes de l’activité de travail s’associent fréquemment sur le terrain à des modèles de performance organisationnelle fondés sur la spécialisation des tâches et des personnes, qui renforcent eux-mêmes cette tendance sédentaire. De ce point de vue, les sièges « dits » ergonomiques, plus confortables, peuvent paradoxalement ne faire que différer le besoin de se lever et donc de rompre une posture assise. Parce que trop locales et centrées sur l’individu, les mesures de ce type restent d’ailleurs insatisfaisantes et ne répondent pas aux enjeux organisationnels et collectifs posés par la prévention des TMS.
Les technologies émergentes caractérisent des outils de travail de demain et sont largement associées à la révolution numérique. A l’image des cobots, ou robots « dits » collaboratifs, qui devront soutenir l’activité humaine et permettront notamment de manipuler à distance un produit dangereux ou encore de présenter et mouvoir de manière autonome certaines pièces. Pour leur part, les exosquelettes sont censés protéger les personnes des contraintes posturales ou d’efforts élevés. Les promesses défendues sont celles d’une réduction de la pénibilité, surtout physique, pour les individus. Des travaux de recherche sont aujourd’hui nécessaires sur ces dispositifs, tant pour en mesurer l’intérêt effectif que pour déterminer les conditions de leur intégration efficace dans les organisations.
Redonner du sens au travail
La précarisation du travail inclut et dépasse la précarité de l’emploi, cause bien connue d’une diversité de problèmes de santé. Elle renvoie aussi à la fragilisation du statut du travail lui-même dans certaines organisations, en tant qu’activité humaine utile. L’incapacité relative à le maintenir comme un facteur de développement des personnes génère des problèmes de performances et de santé, dont des TMS. Cela se traduit par de l’absentéisme, des difficultés de recrutement et de fidélisation, du désengagement, un refus des responsabilités, etc. On souffre moins de ce dont on attend moins.
Personne ne parviendra à se développer dans et par son travail, si celui-ci est dorénavant réduit à l’emploi. Sans performance professionnelle, il n’y a pas de santé au travail et sans investissement personnel, il n’y a pas de performance. A ce titre, la crise sanitaire liée au Covid-19 est devenue celle du travail dans de nombreuses organisations, et un révélateur : c’est l’engagement local de travailleurs et travailleuses, au-delà des prescriptions habituelles qui leur sont adressées, qui a permis de surmonter les périodes les plus aiguës de l’épidémie. Toute la question est de savoir si les organisations auront aujourd’hui la capacité de se renouveler, à l’aune de ces expériences de résilience.