Les débuts du magazine Santé & Travail sont contemporains, à deux ans près, de la première d’une longue série de réformes des retraites, ayant toutes eu un objectif commun : retarder les départs des salariés. Ainsi, elles ont successivement allongé le nombre d’années de cotisation (de 37,5 à 40 annuités, en 1993 pour le secteur privé et en 2003 pour le secteur public), repoussé l’âge légal de départ et l’âge de versement d’une retraite à taux plein (respectivement de 60 à 62 ans et de 65 à 67, en 2010), rehaussé progressivement la durée d’assurance minimale pour une retraite à taux plein (de 166 trimestres à 172, en 2014).
Dans ce contexte, la santé au travail s’est invitée dans les débats de deux façons. Il s’est agi de prendre en compte, dans un esprit d’équité sociale, le fait que des contraintes ou nuisances du travail, au fil de la carrière des salariés, influencent la durée et la qualité de leur retraite. Les travaux de l’Institut national d’études démographiques (Ined) ont, par exemple, bien documenté la « double peine » des ouvriers, dont l’espérance de vie et, a fortiori, l’espérance de vie sans incapacités sont moindres que celles des cadres et professions intellectuelles (voir « A lire »). Des négociations sociales ont alors défini les pénibilités du travail (voir entretien page 32) et construit les voies de leur reconnaissance, par compensation, et des possibilités de s’y soustraire, par réaffectation sur un autre poste ou reconversion professionnelle.
Il a fallu également réfléchir sur les conditions d’un prolongement des vies professionnelles. Avec un taux d’emploi des 55 ans et plus en France parmi les plus faibles d’Europe, la mesure législative de simple recul de l’âge légal pour partir en retraite a très vite montré ses limites incitatives. Comment faire pour que les travailleurs vieillissants ne perdent pas leur emploi ou ne soient pas exclus de l’embauche pour raisons de santé ? Comment faire pour qu’ils vivent les dernières années de leur carrière convenablement et en y trouvant de l’intérêt ? Autant de préoccupations qui ont animé de manière récurrente les débats du Conseil d’orientation des retraites (COR).
Un processus amorcé en début de vie active
Ce second volet du débat social interroge de fait le travail passé et ses traces, ce que l’on désigne communément par le terme d’usure professionnelle. Il questionne aussi la compatibilité du travail présent avec d’éventuelles déficiences des salariés, qui peuvent s’accentuer avec l’âge ; c’est là qu’interviennent les démarches de maintien en emploi. Enfin, il se penche sur les possibilités de concevoir des parcours de travail – dont les fins de carrière – qui ne soient ni usants, ni frustrants, en se préoccupant des perspectives à plus long terme d’un travail durable.
Sur les trente dernières années, ces interrogations ont donné lieu à des études, interventions et négociations, autour des questions de vieillissement au travail. Citons, pour en rappeler quelques-unes, les enquêtes Santé, travail et vieillissement (Estev, 1990 et 1995), Vieillissement, santé, travail (Visat, 1996, 2001 et 2006) et Santé et vie professionnelle après 50 ans (SVP50, 2003), ou encore les programmes du Centre de recherches sur l’expérience, l’âge et les populations au travail (Creapt) et du dispositif national Evolutions et relations en santé au travail (Evrest).
Les connaissances scientifiques ont permis de comprendre que le vieillissement au travail ne suit pas une seule pente (celle du déclin) et n’a pas d’âge prédéfini. Il croise en revanche de manière souvent marquée les questions de genre et de catégories socioprofessionnelles. En tant que processus, il se construit dès les premières années d’une vie professionnelle, dans des compromis originaux entre exigences du travail et capacités individuelles ou collectives, dont l’issue est plus ou moins favorable à court ou plus long terme.
Grâce à ces travaux, certaines contraintes de travail ont été clairement identifiées comme très sélectives avec l’avancée en âge : le travail en horaires de nuit ou posté, le maintien de postures pénibles, la pression temporelle et les changements fréquents. Ces éléments interrogent la conception même du travail, sa gouvernance et son organisation. Des ressources pour vivre au travail en construisant sa santé au fil de sa carrière ont également été mises en évidence. L’importance des collectifs de professionnels, les possibilités de développer et mobiliser son expérience, l’apprentissage et la transmission de savoir et de savoir-faire, en formation ou au travail, sont ainsi autant de leviers favorables.
Décloisonner les différents domaines d’action
Ces contributions plaident pour une approche plus articulée des enjeux à tenir simultanément en matière de prévention de l’usure, de maintien ou de retour à l’emploi. Ce qui va à rebours des mesures contenues dans la plupart des politiques publiques qui tendent à la marginalisation et l’enfermement d’une catégorie de la population active, les seniors, ou de certaines dimensions du travail : par exemple, la loi du 17 décembre 2008 qui obligeait les entreprises de 50 salariés et plus à se doter de plans d’action en faveur de l’emploi des seniors par la négociation d’un accord.
Il ne s’agit plus aujourd’hui de dissocier mais au contraire de décloisonner les différents domaines d’action en santé au travail et leur cible, celle-ci ne pouvant être réduite aux seniors, les plus jeunes étant aussi concernés. Il importe ainsi d’améliorer les conditions de travail mais aussi de revoir la gestion prévisionnelle des compétences, l’accès à la formation ou encore le choix des critères de performance. Il est nécessaire d’élargir la focale d’intervention, de l’aménagement individuel des postes de travail à la transformation collective de l’organisation, en s’outillant pour conjointement suivre les évolutions, anticiper, décider et agir.
Une régénération des ressources humaines
Enfin, l’action doit être ajustée à plusieurs temporalités, non seulement à courte échéance dans l’urgence d’une situation insoutenable à régler, mais surtout à moyen et plus long terme. Autant d’éléments qui amènent à proposer de travailler sur les lignes de continuité entre ces dimensions, dans une dynamique transfrontalière, et à prendre les questions d’usure et de maintien en emploi dans leur globalité.
Appuyées sur des apports scientifiques établis, ces nouvelles lignes d’action confortent aujourd’hui une orientation générale sur la « soutenabilité » du travail, lancée par des chercheurs suédois au début des années 2000. Un travail soutenable, selon la définition classique, rend possible une « régénération des ressources humaines et sociales », parce qu’il permet de préserver et surtout construire sa santé, de développer ses compétences tout au long de son parcours professionnel et cela, sans effacer les potentialités des collectifs et des générations futures.
Parce qu’elle met étroitement en relation l’âge, l’expérience, la santé et le travail, cette approche présente plusieurs mérites. Elle considère que ce n’est pas tant la spécificité des personnes qui prime (seniors, handicapées ou usées) mais la qualité du rapport qu’elles peuvent construire avec leur travail. Elle ne se focalise pas sur les seules difficultés qui surviennent (restriction d’aptitude ou inaptitude) mais se penche également sur les réussites d’un parcours professionnel et ce qui les a impulsées. Enfin, elle aborde les situations problématiques autrement qu’au présent, en les resituant dans un contexte temporel plus large, qui tient compte de l’expérience des travailleurs ou des organisations et de leur devenir. Une tout autre perspective qui mériterait d’être déployée pour tenir les enjeux de santé lorsque les carrières s’allongent.
« Le compte pénibilité concerne un nombre réduit de salariés »
entretien avec Annie Jolivet, économiste au Centre d’études de l’emploi et du travail (CEET) du Conservatoire national des arts et métiers (Cnam)
Catherine
Abou El Khair
Comment la législation sur la pénibilité s’est-elle développée ?
Annie Jolivet : La pénibilité du travail apparaît dans la loi sur la réforme des retraites de 2003. Toutefois, les effets irréversibles du travail sur la santé font débat depuis bien plus longtemps. La loi du 31 décembre 1975 créait ainsi une retraite anticipée pour les travailleurs manuels exposés à des conditions difficiles : travail en continu, en semi-continu, à la chaîne, exposant à la chaleur ou aux intempéries.
Avec la fin des préretraites financées par des fonds publics et l’allongement de la durée d’assurance requise pour une retraite à taux plein, les difficultés de maintien dans l’emploi d’individus usés par le travail sont redevenues visibles. Des dispositifs plus ou moins ciblés ont alors été mis en place : cessations anticipées d’activité des travailleurs de l’amiante, préretraites d’entreprise ou de branche. La loi de 2010, qui définit la pénibilité liée au travail, crée une retraite anticipée pour y répondre mais de manière très restrictive. Créé en 2014, le compte personnel de prévention de la pénibilité (C3P) a été conçu comme un dispositif plus englobant.
Quels sont les apports d’un compte pénibilité ?
A.J. : Le compte pénibilité vise à sortir de l’approche curative, privilégiant les sorties anticipées en fin de carrière, et à davantage prévenir les effets irréversibles sur la santé. Des points sont comptabilisés en fonction de l’intensité et de la durée de l’exposition aux conditions de travail dont les conséquences négatives sur l’espérance de vie sans incapacité sont établies. Ils ouvrent aux salariés des droits supplémentaires à la formation pour se reconvertir assez tôt et peuvent compenser la perte de rémunération d’une réduction du temps de travail.
Mutualisé entre les employeurs, le dispositif est plus égalitaire qu’un recours aux préretraites et renforce l’incitation à la prévention. Les entreprises le financent en partie en fonction de la pénibilité de leurs emplois, ce qui a permis d’ouvrir la discussion, notamment au niveau des branches, sur les postes de travail concernés. Mais la fronde d’une partie du patronat et les difficultés de mise en place du C3P ont conduit à le vider d’une partie de sa substance.
Quels sont les ratés de cette réforme ?
A.J. : Le compte désormais intitulé « professionnel de prévention » (C2P) a supprimé quatre facteurs de pénibilité : agents chimiques dangereux, vibrations mécaniques, postures pénibles, manutentions manuelles de charges. Cela réduit le nombre de salariés concernés et le cumul de points pour ceux dont le compte est ouvert. Le C3P comportait aussi des limites qui perdurent dans le C2P : un emploi de moins d’un mois ne comptabilise pas de points ; les seuils d’intensité sont très élevés ; les emplois occupés par les femmes ouvrent peu droit aux points. Cependant, la législation sur la pénibilité du travail ne se résume pas au compte. La possibilité de « tenir » au travail reste un enjeu majeur de prévention pour les employeurs.