Créé en 1991, Santé & Travail a 30 ans. On ne peut pas dire que le magazine soit né dans une période de débat social vivace sur la santé au travail. Les périodes fastes de ce point de vue remontaient à deux décennies plus tôt, avec les conflits du début des années 1970 sur l’exposition au plomb et le travail répétitif, l’accord-cadre interprofessionnel sur les conditions de travail, la création de l’Agence nationale pour l’amélioration de ces dernières (Anact), etc. Ou au début des années 1980, avec les lois Auroux concernant le droit d’expression sur le travail, le droit d’alerte, l’instauration des CHSCT.
Le constat de problèmes persistants
Dans les années qui ont suivi, il était possible de croire que le développement du travail intellectuel, de l’autonomie, des parcours qualifiants, de la démocratie dans l’entreprise allaient remédier aux conditions de travail nocives ou insatisfaisantes. A ses débuts, le magazine s’est ainsi confronté à des discours dominants qui relevaient souvent du déni – « On n’est plus au temps de Zola » – ou d’un optimisme inébranlable – « Patience, ça va s’arranger peu à peu. »
Ces propos n’ont pas disparu, mais dans l’ensemble ils sont moins péremptoires. Nous n’irons pas jusqu’à prétendre que la seule création de Santé & Travail les a fragilisés. Bien d’autres faits et connaissances y ont contribué. Les enquêtes statistiques (voir encadré) ont rendu compte d’une persistance des contraintes physiques et des environnements nocifs, d’une accentuation des contraintes de temps et plus généralement d’une intensification du travail. Le scandale des maladies de l’amiante et ses retombées ont aiguisé les préoccupations sur les dangers environnementaux dans la vie professionnelle. L’émergence de la problématique de la « pénibilité », à partir de la réforme des retraites de 2003, est venue rappeler l’ampleur des relations de long terme entre travail et santé, leur influence sur la longévité et les troubles de santé au grand âge. Les troubles musculosquelettiques (TMS) se sont avérés de plus en plus coûteux, traduisant à la fois les méfaits des efforts répétés et ceux des organisations rigides.
Les souffrances psychiques, elles aussi, ont gagné en notoriété quand l’attention s’est portée sur des suicides au travail – ou clairement liés à celui-ci – dans de grandes entreprises ou administrations. Ces tragédies personnelles ont été resituées dans des cadres plus larges, impliquant les méthodes de management, les réorganisations hâtives, la perte de sens du travail dans plusieurs secteurs. Des procès ont été médiatisés, des accords ou plans d’action sur le « stress au travail » ont été institués, un collège d’expertise a posé les bases d’un suivi statistique des facteurs psychosociaux de risque – contribuant à clarifier leurs multiples facettes.
Quelques grandes tendances
Serge
Volkoff
Les enquêtes nationales sur les conditions de travail, menées périodiquement en France depuis plus de quarante ans, pointent quelques évolutions d’ensemble sur les réponses de l’ensemble des salariés, tous secteurs et métiers confondus, comme le montre le tableau ci-dessous. La proportion de salariés qui mentionnent au moins trois contraintes physiques de travail (sur une liste de dix) a ainsi nettement augmenté dans les années 1980 et 1990, avant de se stabiliser depuis le début de ce siècle. Il en va de même pour les contraintes de rythme (avec cette fois trois items sur une liste de huit). Ce constat se relie au précédent, car la pression temporelle peut accroître la pénibilité d’un effort physique. Le contact avec des produits dangereux a connu les mêmes évolutions. Du côté de l’autonomie dans le travail ou des tensions avec un public, aucune tendance nette ne se dégage. Quant aux composantes collectives des situations de travail – coopérations, discussions sur l’organisation du travail… –, elles semblent plutôt en voie d’amélioration, lente, dans la dernière période.
Questions organisationnelles
Dans ce contexte, les dénis et les propos lénifiants ont opéré une retraite prudente, laissant place à des attitudes plus respectueuses des faits… mais teintées de fatalisme : « On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs. » La compétition économique réclamant de demeurer sur la brèche, il est possible de limiter les pires dégâts mais pas d’échapper aux contraintes. Ce nouveau discours, et le rythme accéléré des changements qui l’accompagnent, laissent peu de place à la prise en compte de la santé au travail. Pour autant, des avancées scientifiques et méthodologiques importantes ont été enregistrées ces dernières années. Elles ont reçu un soutien insuffisant des acteurs sociaux et ont été peu relayées par les pouvoirs politiques, mais n’en constituent pas moins des points d’appui essentiels pour tracer des pistes d’action.
Considérer par exemple les TMS comme une « pathologie organisationnelle », en pointant la rigidité des organisations et la réduction des marges de manœuvre pour les salariés, permet de mieux comprendre pourquoi les seules solutions « biomécaniques » ne sont pas suffisantes, et d’élargir le périmètre des actions possibles en cherchant à agir dès la conception des systèmes de travail.
La nécessité de désenclaver les questions de santé au travail et les démarches de prévention est devenue une évidence. Développer une culture de la prévention, ancrée dans les réalités du fonctionnement de l’entreprise, suppose de s’inscrire dans un temps long et de mobiliser de nombreux acteurs internes et externes. Les travaux de l’Institut pour une culture de la sécurité industrielle (ICSI), à Toulouse, en sont une bonne illustration. Cela suppose aussi de tenir en même temps les enjeux de santé, environnementaux et ceux de qualité des produits ou services fabriqués. Cette dernière approche permet de donner du sens à la prévention, de mieux l’intégrer dans les multiples préoccupations des managers et de fixer des exigences pour faire évoluer la gouvernance des entreprises dans ce sens.
Pas de prévention sans confrontation des points de vue
Les multiples crises auxquelles nos sociétés sont confrontées appellent à une réflexion sur ce qui est soutenable. A l’opposé du suivi de tableaux de bord éloignés des réalités du travail, et du formalisme abscons de certaines démarches de certification, il est nécessaire de réfléchir collectivement aux critères d’une performance qui ne se limite pas à des critères de productivité et intègre les coûts humains et sociaux. Cela permet aussi d’insister sur la nécessaire mobilisation des acteurs de terrain : les travailleurs, l’encadrement de proximité, les membres du CSE.
Cette évolution dans la façon d’appréhender la performance constitue un déplacement des questions à (se) poser. Mettre en discussion les aspects organisationnels et gestionnaires permet d’être à la fois plus ambitieux – il s’agit d’intervenir sur la gouvernance, sur des processus de travail, de mettre en place des dispositifs de moyen ou long terme face aux risques et à leurs évolutions – et plus modeste – loin de solutions clés en main, les réponses sont à construire localement, et leur efficacité doit être éprouvée pour les réajuster éventuellement.
Enfin, et c’est peut-être là une grande faiblesse du modèle français, on ne fait pas de la prévention sans dialogue social, sans confrontation des points de vue, sans négociation et élaboration conjointe des actions nécessaires. Il ne s’agit pas seulement d’écouter, de sensibiliser ou d’expliquer aux salariés, mais réellement de faire avec eux, de comprendre leurs préoccupations – dont celles liées aux atteintes à la santé – et de construire à partir de discussions sur les enjeux du travail, une démarche qui revitalise les collectifs. Cette exigence sociale, dont le CSE devrait être porteur, conditionne l’avènement de systèmes de travail soutenables.