En 2017, 9,7 % des salariés ont été exposés en France à au moins un produit chimique cancérogène. C’est ce que révèle la dernière édition de l’enquête Surveillance médicale des expositions des salariés aux risques professionnels (Sumer), coordonnée par le ministère du Travail depuis 1994. Celle-ci permet une analyse longitudinale des expositions professionnelles aux cancérogènes, mutagènes et toxiques pour la reproduction (CMR). Ainsi, les 9,7 % de salariés exposés en 2017, soit environ 1,8 million de personnes, représentent une proportion stable depuis 2010, mais en recul de 4,1 points par rapport à 2003. Un constat plutôt encourageant, qui tendrait à démontrer que les efforts de prévention commencent à porter leurs fruits.
Dans les faits, cette évolution doit sûrement beaucoup aux dispositifs réglementaires mis en œuvre sous l’impulsion de l’Europe ces quinze dernières années, qui ont amélioré la prise en charge des risques liés aux CMR. Parmi ces dispositifs figure l’emblématique règlement Reach, acronyme anglais pour « enregistrement, évaluation et autorisation des substances chimiques ». Entré en vigueur en 2007, après plusieurs années d’âpres négociations, il constitue une véritable refonte d’un système complexe d’une quarantaine de règlements et directives élaborés depuis la fin des années 1960 et qui se sont progressivement révélés inopérants. Ce règlement vise une meilleure connaissance des effets des substances chimiques sur la santé humaine et l’environnement, afin de gérer plus efficacement les risques liés à leur utilisation. Il a instauré de nouvelles obligations pour les producteurs et importateurs de produits chimiques, dont celles d’enregistrer les substances qu’ils fabriquent ou mettent sur le marché et de s’assurer des conditions dans lesquelles leur usage ne présente pas de danger.
Une base de donnée unique
A ce jour, plus de 22 000 substances sont enregistrées, avec des renseignements concernant leur toxicité. C’est l’une des principales avancées de Reach, qui a rendu possible la constitution de la plus grande base de données au monde sur les propriétés et usages des substances chimiques. Données par ailleurs accessibles sur le site internet de l’Agence européenne des produits chimiques (Echa), chargée d’administrer le règlement. Tous les acteurs concernés (employeurs, salariés, etc.) peuvent donc s’en saisir pour mettre en place des actions de prévention et de protection adaptées.
L’autre disposition phare de Reach est la procédure d’autorisation, censée encourager la substitution progressive des produits les plus dangereux par d’autres moins nocifs au sein de l’Union européenne. Sur la base de propositions des Etats membres, l’Echa a constitué une liste de substances extrêmement préoccupantes – SVHC –, au sein de laquelle seront sélectionnées celles soumises à autorisation, inscrites à l’annexe XIV du règlement. Dès qu’une substance figure dans cette annexe, les entreprises doivent demander une autorisation si elles veulent continuer à l’utiliser. Autorisation qui ne peut être délivrée que si les avantages d’une utilisation sont supérieurs aux risques et qu’il n’existe pas d’alternatives appropriées pour le demandeur. En octobre 2020, la liste des SVHC contenait au total 219 substances, dont 213 identifiées pour leurs propriétés CMR. L’annexe XIV des substances soumises à autorisation en contient 54.
L’abandon de produits dangereux
L’Echa a mené plusieurs études concernant l’efficacité de la procédure d’autorisation, notamment sur sa dimension incitative en matière de substitution. Dans l’une d’entre elles, l’agence considère que le système a permis le remplacement progressif de SVHC par des alternatives appropriées. Elle étaye ce constat par le fait qu’elle n’a pas reçu de demandes d’autorisation pour 15 des 54 substances inscrites à l’annexe XIV, et qu’aucune demande ne sera reçue avant la date limite pour 9 neuf substances supplémentaires. Conclusion de l’Echa : pour 24 substances très préoccupantes, plus précisément 44 % de celles figurant dans l’annexe, les utilisations qui auraient nécessité une autorisation n’ont plus cours.
L’analyse est poussée un peu plus loin par l’examen des décisions d’autorisation qui ont été délivrées. Jusqu’à présent, 24 substances figurant dans l’annexe XIV ont fait l’objet de telles décisions, lesquelles ont été réexaminées. Pour ces substances, les demandes d’autorisation initiales concernaient diverses utilisations pour un volume total de 19 000 tonnes de produits par an. Au cours de la phase de révision, lorsque de nouvelles demandes ont dû être déposées avant l’expiration de l’autorisation, ce volume a été ramené à 600 tonnes par an, soit une réduction de 97 %. Pour l’Echa, cela prouve que le processus de révision, inhérent à la procédure d’autorisation, joue un rôle important dans la promotion de la substitution.
Plus concrètement, l’agence estime que, du fait de cette procédure, environ 3 000 lieux de travail dans l’Union européenne ont réduit les risques pour les travailleurs concernant 8 substances chimiques très utilisées dans l’industrie, telles que le chrome ou le trichloréthylène, que ce soit par la mise en place de systèmes clos ou d’alternatives plus sûres. Selon une enquête de l’Echa, les industriels semblent eux-mêmes reconnaître l’intérêt de la procédure d’autorisation puisqu’elle est le principal élément déclencheur qui les incite à entamer un processus de substitution.
Des limites identifiées
Bien entendu, ces réelles avancées s’accompagnent également de quelques difficultés, inhérentes à la mise en place de ce type de dispositifs, souvent qualifiés de bureaucratiques. Elles concernent autant Reach, qu’un autre règlement européen, le CLP, qui porte sur la classification, l’étiquetage et l’emballage des produits chimiques, les deux étant très liés. Les principaux points de vigilance et de progrès ont été identifiés dans un rapport au titre explicite Reach et la maîtrise du risque chimique : un bilan positif, un outil à améliorer, publié en janvier 2020 par le Conseil économique, social et environnemental (Cese). Il s’agit d’améliorer la qualité et la mise à jour des dossiers d’enregistrement, la prise en compte des risques émergents, comme les nanomatériaux ou les perturbateurs endocriniens, ou encore celle des expositions multiples et effets cocktails.
En outre, il est important de souligner que de très nombreux travailleurs français ou européens sont encore exposés aujourd’hui à des substances CMR, en dehors du cadre prévu par les règlements européens. Il s’agit essentiellement d’expositions à des cancérogènes issus de procédés de travail ou industriels, qui n’ont pas vocation à être commercialisés, comme les émissions de diesel, les poussières de silice cristalline ou celles de bois. Et cela concerne un grand nombre de travailleurs. Toujours d’après les données de l’enquête Sumer, près de 712 000 salariés du secteur privé étaient exposés en France en 2017 aux fumées de diesel, 460 000 à celles de soudage, 444 200 aux poussières de bois, 330 000 à celles de silice, et encore 83 000 à de l’amiante. Ces expositions sont restées plutôt stables entre 2003 et 2017.
Des protections insuffisantes
L’enquête nous révèle également que les équipements de protection collective ont peu progressé et ne sont signalés par les médecins du travail que deux fois sur dix dans le cas d’expositions à la silice, aux fumées de diesel ou à celles de soudage. Près d’un tiers des salariés exposés à l’amiante ne bénéficie d’aucune mesure de protection collective. Et si la mise à disposition d’équipements de protection individuelle respiratoires s’est améliorée depuis 2003, ils ne sont fournis qu’à seulement 13 % des salariés exposés aux fumées de diesel, et à 42 %, 51 % et 68 % de ceux confrontés respectivement aux fumées de soudage, à la silice et à l’amiante. Il reste donc encore de nombreux progrès à accomplir en matière de prévention collective et individuelle pour préserver la santé des salariés vis-à-vis des produits CMR.