Ces dernières décennies, il y a eu presque autant de réformes de la santé au travail que de réformes des retraites. Depuis 2010, pas moins de trois lois ont été votées, suivies de leurs décrets d’application (voir « Repères »). Sans compter les rapports de mission d’experts, de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) ou de la Cour des comptes. Tout ça pour ça ? En dépit de ces textes, censés améliorer l’efficacité du dispositif de prévention, il n’a pas été en effet possible d’éviter la catastrophe sanitaire de l’amiante, ni d’endiguer les cancers professionnels, pas plus que les épidémies de troubles musculosquelettiques (TMS) et de risques psychosociaux (RPS). Le travail reste une source importante d’inégalités sociales de santé et d’écart d’espérance de vie entre les catégories socioprofessionnelles. Et, avec le recul de l’âge de la retraite, la pénibilité reste un facteur majeur d’éviction de l’emploi.
Tout n’a pas été négatif puisque ces réformes ont permis la mise en place, pour les médecins du travail, d’un tiers-temps réservé à l’action sur le terrain. La pluridisciplinarité a également été introduite dans les services de santé au travail (SST), avec l’arrivée d’infirmiers en santé au travail et d’intervenants en prévention des risques professionnels (IPRP) : ergonomes, toxicologues, psychologues, techniciens et ingénieurs. Le développement des connaissances et de la clinique médicale du travail, basée sur l’analyse de l’activité, a permis aux praticiens de transformer la consultation périodique d’aptitude en un instrument de prévention.
Mais les dernières évolutions ont surtout servi à pallier la pénurie – pourtant prévisible et évitable – de médecins du travail, tout en garantissant la sécurité juridique des employeurs. Cela s’est traduit par l’espacement de la périodicité des visites médicales et l’explosion du nombre de salariés suivis par un même praticien… Difficile de faire passer cela pour un progrès !
Une mission de santé publique
Ces mesures, associées à l’absence de changement dans la gouvernance des services, laquelle reste exclusivement patronale, ont renforcé la mainmise des directions sur l’activité de leur service, pesant sur l’indépendance professionnelle des médecins ou des IPRP. L’enjeu, pour les représentants des employeurs, est de garder le contrôle sur la manne financière que représentent les cotisations des entreprises pour la santé au travail et de transformer une mission de santé publique en prestations de service aux entreprises. C’est un mouvement assez puissant qui a parfaitement su annihiler l’ambition de transformer la gouvernance et le mode de financement des services porté par le rapport Lecocq
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Dans les faits, les équipes de santé au travail n’ont que rarement les moyens de pouvoir remplir correctement leurs missions. Déjà, le temps dévolu par le Code du travail est insuffisant par rapport aux besoins. Ensuite, même les meilleurs outils sont souvent dévoyés par le fonctionnement des SST. Comme la fiche d’entreprise : alors qu’elle doit faire figurer le diagnostic partagé par l’ensemble de l’équipe pluridisciplinaire sur les risques existants, elle est le plus souvent faite à la va-vite par un seul professionnel, à partir d’un modèle « normalisé » avec des cases à cocher.
Voilà qui illustre un autre gâchis d’une innovation porteuse de sens, celle de la pluridisciplinarité dans les services. Elle fonctionne le plus souvent « en silo », avec d’un côté le service médical et de l’autre l’équipe de prévention. Et il ne faut pas compter sur la loi du 2 août dernier, visant à « renforcer la prévention en santé au travail », pour améliorer la situation puisqu’elle incite à retirer la coordination de l’équipe aux médecins sans pour autant accorder le statut de salarié protégé aux autres acteurs. Cela risque d’orienter l’activité des préventeurs vers des prestations convenant, avant tout, aux employeurs. Les cours de yoga et les massages de kiné au bureau ou à l’atelier ont un bel avenir. Les problèmes de santé dus aux mauvaises conditions de travail, eux, perdureront.
Une autre avancée, l’introduction de consultations d’infirmiers en santé au travail dans les services, a surtout été exploitée comme un moyen d’augmenter le nombre de salariés suivis par médecin, tout en diminuant la masse salariale. Ils réalisent trop souvent un travail d’abattage de rendez-vous, sans pouvoir réellement coopérer avec le médecin et le reste de l’équipe pluridisciplinaire. Eux aussi manquent de tout : temps, formation (ils commencent les consultations aussitôt après leur embauche et ne sont formés que plusieurs mois après), statut protégé pour garantir leur indépendance.
L’empilement des renoncements
Enfin, les contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens (CPOM), qui obligent les SST à travailler ensemble de façon coordonnée, sont le plus souvent déconnectés des activités de terrain et sans ambition. Ainsi, en Ile-de-France, un CPOM portant sur la prévention de la désinsertion professionnelle s’impose à tous les services ; mais son seul objectif, outre la présence d’un référent dans chaque structure, est de comptabiliser le nombre de visites de préreprise. Difficile d’espérer changer la donne sur la prévention des innombrables inaptitudes au travail dans ces conditions.
L’ensemble de ces espoirs déçus au fil des réformes a nourri, chez les professionnels, une attente forte vis-à-vis de la dernière loi initiée par la majorité actuelle. Or, non seulement elle n’y a pas répondu et a empilé les renoncements, mais elle a introduit des innovations qui s’apparentent à des régressions. C’est le cas avec l’arrivée de médecins de ville pour suivre la santé au travail de salariés, alors qu’ils n’auront accès ni à l’entreprise, ni au poste de travail. Que pourront-ils faire en prévention primaire ? Rien ou pas grand-chose, assurément. C’est bien cette impuissance généralisée, entretenue au gré des réformes, qui pose problème.