De quoi parle-t-on quand on évoque les risques psychosociaux (RPS) ?
Karine Chassaing
: D’abord, je ne trouve pas l’expression « risques psychosociaux » totalement adaptée car elle recouvre plusieurs aspects, de l’ordre des facteurs et de l’ordre des effets. Je préfère parler, comme beaucoup, de « dégradation du rapport psychique au travail ». Dégradation qui se traduit, au bout d’un moment, par des pathologies et des souffrances. Le terme de RPS renvoie aux conséquences d’un basculement. Celui-ci survient au moment où l’équilibre est rompu entre ce qui est demandé au salarié et ce que celui-ci perçoit de ses capacités et de ses compétences pour y répondre : il ne se sent plus capable d’accomplir ses tâches, de donner du sens à ce qu’il fait ; le rapport à son activité est dégradé. L’enjeu est alors de situer la problématique RPS dans le cadre de l’organisation du travail et des conditions de travail.
Nicolas Sandret
: Je suis d’accord avec ce que dit Karine Chassaing et, en même temps, à la consultation, je reçois des gens pour lesquels il y a eu une dégradation objective des conditions de travail. Le travail n’est plus tenable. Certes, il y en a qui tiennent, mais d’autres pas. Il y en a qui sont plus accrochés – qui ont une plus grande conscience professionnelle, qui sont très investis – et d’autres qui laissent tomber. Je parle alors de « souffrance au travail » plutôt que de RPS, même si le terme reste utile pour les enquêtes.
Quelle est l’ampleur du phénomène selon les études ?
N. S. : L’enquête Sumer (Surveillance médicale des expositions aux risques) a commencé à explorer les RPS en 2000. Et nous avons observé en 2010 une très forte aggravation, aussi bien du côté des comportements hostiles que du job strain [La tension au travail, qui combine une faible latitude décisionnelle et une forte demande psychologique, NDLR]. Nous l’avons expliquée en partie par la crise de 2008 et les modifications des organisations qui ont suivi. Entre 2010 et 2017, au niveau du job strain, la tendance s’est maintenue : alors qu’en 2003, 25 % des répondants étaient concernés, ils étaient 32 % en 2010 et 2017 – cette comparaison étant faite par construction, en utilisant les références de la première enquête. Les comportements hostiles, eux, ont baissé. Il y a toujours une demande très importante pour la consultation de souffrance au travail où j’interviens, avec un temps d’attente de trois ou quatre mois. Mais le profil des patients a changé. Je vois plus d’hommes qu’avant et plus d’agents de la fonction publique. Au début, nous recevions surtout des cadres intermédiaires, aujourd’hui tous les niveaux hiérarchiques consultent. Bien souvent pour décrire une très forte augmentation de la charge de travail, parallèlement à une diminution des moyens. On demande aux gens de se débrouiller et ils compensent. Jusqu’au moment où une exigence de plus entraîne une dégradation des relations. Et là, ils s’effondrent. Beaucoup de décompensations sont également liées à des changements. Un chef arrive, bouleverse tout et les autres sont obligés de faire le travail malgré tout. On retrouve ici cette absence de réflexion sur la réalité du travail. Ce déni est de plus en plus important. Aujourd’hui, le réel n’existe plus. On est dans un virtuel, une théorie.
Quels ont été les obstacles à une prévention efficace de ces risques psychosociaux ?
N. S. : Il y a, premièrement, une difficulté pour les gens à parler de leur activité. En consultation, quand je leur demande de décrire leur travail, les patients récitent leur fiche de poste, ce qui est prescrit. Il faut insister pour entrer dans le détail et, d’ailleurs, je sens que je les énerve parfois. Ils viennent parce qu’ils sont en grande souffrance et n’ont envie de parler que de ça. Les consultants en prévention font souvent l’impasse sur ce que chacun réalise pour que le travail se fasse malgré toutes les embûches. Leurs questionnaires restent dans le prescrit, sans aller chercher derrière. Du coup, ces professionnels se heurtent à des échecs, parce qu’ils essaient de trouver des solutions simples ou simplistes. Du yoga, du macramé, etc. Les salariés sont paradoxalement satisfaits parce qu’il est très compliqué de parler des difficultés que l’on rencontre dans son travail. Le second frein tient aux évaluations individualisées qui se sont développées ces quinze dernières années. Dans les nouvelles organisations du travail, les équipes sont éclatées, les gens sont seuls. Les échanges, où l’on pourrait dire : « Non, ce n’est pas normal », existent moins. Il n’y a plus de réaction collective. C’est ce que j’entends dans les consultations. Peut-être que ces réactions se font de manière plus souterraine. Mais rien n’est fait pour qu’elles aient lieu. Et il n’est pas aisé pour les préventeurs d’agir avec ces contraintes-là.
K. C. : Souvent, il y a une volonté d’ancrer davantage la prévention sur le terrain. Mais les responsables ont beau être séduits au départ, et même demandeurs de cette approche, ça ne veut pas dire qu’ils sont capables d’aller jusqu’au bout, ni qu’ils mesurent à quel point la démarche peut remettre en cause leur organisation. Aller vers une prévention plus efficace et plus primaire implique de modifier les organisations en amont. Et là, il y a un décalage. Ce sont aussi nos propres marges de manœuvre pour accompagner les directions, les faire mûrir, avancer, qui sont questionnées. Se pose également la question du mode d’intervention des préventeurs. Récemment, les cantonniers d’une municipalité se sont exclamés en me voyant arriver : « Ah, vous venez nous empêcher de travailler. » Ils m’associaient à une préventrice située du côté de la règle, du prescrit, qui va demander s’ils ont bien mis les équipements de protection individuels (EPI), respecté les bons gestes et bonnes postures. Finalement, les travailleurs en viennent à se dire qu’ils ne font pas de prévention dans leurs activités. Pourtant, quand on s’intéresse à leur travail réel, on voit tout ce qu’ils mettent en place pour limiter les risques. Les chefs d’équipe de ces cantonniers, par exemple, mènent au quotidien des actions de prévention non reconnues : ils organisent des rotations, n’envoient jamais un agent seul sur un chantier, favorisent des binômes de compétences. Ils essaient de préserver leurs équipes… Pour eux, ça fait partie de leur boulot. Du coup, ça reste opaque, jamais formulé. Vouloir consacrer des métiers à la prévention dans une entreprise est une avancée, mais ce n’est pas suffisant. Il ne suffit pas d’avoir complété le document unique d’évaluation des risques (DUER) ou suivi des formations en santé-sécurité au travail pour faire de la prévention. Il ne suffit pas de remplir des tableaux. Là aussi, il y a une déconnexion, une non prise en compte du réel. Même la prévention est transformée en indicateurs et pilotée par le chiffre.
Y a-t-il cependant des progrès dans la prise en compte des RPS dans les entreprises ?
N. S. : Il y a des outils qui n’existaient pas auparavant, comme l’obligation d’établir un DUER. Lorsqu’une action judiciaire est engagée, le juge demandera la production de ce document. Et si celui-ci fait l’impasse sur les RPS, l’entreprise pourra être condamnée. D’autre part, la façon dont les patients parlent du travail évolue quand même. Aujourd’hui, ils relient davantage leur souffrance à celui-ci et pas seulement à des problèmes relationnels. Du côté des employeurs, le discours est moins caricatural qu’il y a dix ans. C’est une problématique réelle, alors qu’elle était niée auparavant. Désormais, les responsables expliquent plus difficilement la souffrance d’un salarié par sa supposée fragilité. La question du travail est moins facilement évacuée au niveau des entreprises et des collectifs.
K .C. : La préoccupation au niveau des responsables hiérarchiques est maintenant bien présente. Mais cette volonté tient à quelques acteurs. Le fonctionnement institutionnel et organisationnel, la pratique du changement et du turn-over des managers cassent souvent les projets, qui ont besoin de s’installer dans la durée.